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Photo de André Desrochers

Ces scientifiques muselés

Depuis quelques semaines, dans certains cercles, il est de bon ton de dénoncer le musellement des scientifiques qui travaillent pour le gouvernement canadien, particulièrement dans les dossiers environnementaux. L’Ottawa Citizen publiait, il y a quelques jours, une lettre signée par 800 scientifiques demandant au gouvernement de cesser cette pratique douteuse. Pour appuyer la thèse du musellement, ces hommes et ces femmes de science outrés citaient un sondage réalisé auprès de milliers de fonctionnaires par l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC), une organisation syndicale1, et une étude de cas de Democracy Watch Canada. Je doute de la neutralité politique de ces organisations, mais tout de même, il suffit de parcourir leur rapport pour réaliser qu’elles ont mis le doigt sur un enjeu que le public mérite de connaître.

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Je trouve répugnante l’idée de museler des chercheurs, du moins lorsque ceux-ci veulent simplement expliquer leurs découvertes dans le respect des règles déontologiques. Après tout, je suis un défenseur et un pratiquant de la libre expression, et je crains comme la peste la montée de la censure dans les sociétés occidentales, même pour de soi-disant nobles objectifs. Un chercheur devrait pouvoir expliquer ses résultats et en illustrer les conséquences pour la société. Quand la population paie la facture, elle a droit au produit. Pour ces raisons, je me prononcerais publiquement contre une politique environnementale de mon employeur, l’Université Laval, si celle-ci devait aller à l’encontre de mon opinion d’expert.

Chercheur ou porte-parole?
Mais je n’aurais pas signé la lettre citée plus haut, car je vois une différence profonde entre les scientifiques qui travaillent dans le monde universitaire et ceux travaillant pour un gouvernement. J’ose avancer que les chercheurs universitaires ne représentent qu’eux-mêmes, tandis que les chercheurs gouvernementaux travaillent au nom de leur employeur.

La dualité chercheur/porte-parole n’étant pas présente dans le cas d’un professeur d’université, celui-ci peut s’exprimer librement sur ses recherches et leurs retombées scientifiques et politiques, que ce soit à la SRC, à la «radio-poubelle» ou ailleurs. En le laissant s’exprimer sur des tribunes variées, on démystifie la profession de chercheur universitaire en mettant l’accent sur le facteur humain. Qu’on laisse au professeur toute la corde dont il a besoin, et qu’il se pende avec s’il s’avère incompétent ou s’il est incapable d’exercer correctement son jugement. Car son opinion experte n’engage que lui-même, avec toutes les libertés, mais aussi les risques que cela comporte pour sa carrière.

Il en est autrement pour le scientifique d’Environnement Canada, de Pêches et Océans ou de Ressources naturelles. Celui-ci est en quelque sorte un porte-parole dont les propos engagent le gouvernement qu’il représente. Son travail est noble et important, mais se limite en principe à établir des faits qui alimenteront, on l’espère, un débat politique chez son employeur. Un employeur qui doit composer avec une multitude de points de vue, bien au-delà de celui de la science, comme l’expliquait l’économiste Andrew Leach (U. de l’Alberta), dont la réflexion a inspiré ce billet.

Pensée unique?
J’aurais aussi refusé de signer cette lettre, car je déteste le concept de rassembler des chercheurs scientifiques comme des moutons. S’il est une expression qui me répugne au plus haut point, c’est le quasi totalitaire: «La science dit…». La science est une méthode. Elle n’est pas un monolithe, ni un parti politique, encore moins une écriture sainte. Mais en matière d’environnement, hélas, on a parfois l’impression d’être aux prises avec le syndrome de la pensée unique, fusionnant trop souvent la science et le rejet de la dissidence. Avant de critiquer le musellement à Ottawa, la «communauté scientifique» et de nombreux journalistes couvrant l’environnement devraient se regarder dans le miroir.

Bien sûr, les chercheurs en environnement ne forment pas une secte, mais si vous avez un proche qui travaille dans le domaine, demandez-lui ce qui l’a mené vers cette carrière. Je n’ai malheureusement pas de chiffres, mais je parierais une belle somme que, la plupart du temps, vous entendrez que sa motivation provient de sa passion pour l’environnement naturel. Je ne connais aucun spécialiste de l’environnement qui est arrivé dans ce domaine grâce à son amour prépubère des tableaux Excel, des demandes de subvention ou des modèles linéaires généralisés.

Ce lien affectif avec l’environnement entraîne souvent des penchants anti-industriels, antidéveloppement et parfois même anticapitalistes2, qu’on soit d’accord ou non. Bien sûr, de nombreux chercheurs s’intéressent autant, sinon davantage à la compréhension de l’environnement qu’à sa conservation. Je fais partie de ceux-là, voyant la nature comme une fantastique expérience se déroulant devant nous, plutôt qu’un royaume de Bambi qu’il faudrait figer dans le temps, contre le gré de la majorité. Ce n’est pas tant le combat pour un environnement «sain» que la curiosité qui m’a mené vers une carrière universitaire. Mais à voir aller la plupart de mes collègues dans le domaine de l’environnement, je conclus que mon attitude par rapport à mon objet de recherche est inhabituelle. Je dois constater que bon nombre de ces professionnels sont davantage animés par une mission personnelle de conservation que par le détachement de la curiosité.

La recherche a-t-elle sa place dans la fonction publique?
Si vous partagez mon constat, vous devrez conclure comme moi que les chercheurs en environnement ne sont pas représentatifs de la population en général sur le plan de la perception de la nature. Une situation qu’on pourrait qualifier d’antidémocratique3, puisque l’état est censé représenter la majorité. À cet égard, on pourrait se demander si la recherche scientifique a vraiment sa place au gouvernement, où elle s’expose aux affres du musellement. Est-ce que la recherche devrait plutôt se replacer sous l’aile plus bienveillante du réseau d’enseignement et de recherche (universités, collèges, instituts de recherche)? Après tout, si par définition la science n’est pas normative, que vient-elle faire au gouvernement qui lui, aussi par définition, est normatif?

1 Avec la collaboration de l’Union of Concerned Scientists, elle aussi plutôt politiquement à gauche.

2 Je suis toujours étonné de voir que mes amis et collègues en environnement ont une meilleure connaissance des écrits de Naomi Klein ou de Noam Chomsky (célèbres anticapitalistes) que de ceux d’Adam Smith, par exemple. Pourtant, dans son traité sur la richesse des nations, ce dernier utilisait un discours rationnel beaucoup plus proche de celui des scientifiques de l’environnement que le discours paranoïaque de Klein et de Chomsky.

3 Ironique, quand on connaît la popularité de ce terme dans le discours «antiharpérien».

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  1. Publié le 13 novembre 2014 | Par Student

    «Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges.» Friedrich Nietzsche - Humain, trop humain
  2. Publié le 11 novembre 2014 | Par André Desrochers

    @ JC Boulet
    Strictement parlant, vous avez raison de vous questionner sur cette affirmation. On pourrait sans doute améliorer quelque peu notre système électoral, mais je vais me contenter de citer Churchill: «Democracy is the worst form of government, except for all those other forms that have been tried from time to time».
  3. Publié le 11 novembre 2014 | Par JC Boulet

    «... l’État est censé représenter la majorité.», vraiment?
  4. Publié le 5 novembre 2014 | Par Yves Boulet

    Je suis tout à fait d'accord avec votre position. La recherche désintéressée n'a pas sa place dans une fonction publique, et j'ajoute qu'il en va de même pour les comités-conseils. Le conseil du statut de la femme, le secrétariat de la jeunesse ou le comité des aînées n'auront jamais l'indépendance necessaire du pouvoir politique pour faire œuvre utile. Ces budgets seraient mieux placés dans la recherche ou les observatoires universitaires.
  5. Publié le 5 novembre 2014 | Par Michel J. Boustani

    Je vous remercie pour cet article de qualité et d'information au public.
    Je partage votre déception quant à la situation qui prévaut. Le muselage des scientifiques, mais aussi de toute recherche quel que serait le domaine...

    Je suis très engagé dans le monde de l'éducation et suis témoin du muselage systématique de tout apport d'un meilleur devenir de cette dernière pour répondre aux besoins essentiels qui en définissent sa raison d'être.

    On dirait que chaque époque de notre histoire apporte son lot «d'inquiets» qui craignent que leurs acquis sombrent dans une sorte d'inquisition dogmatique (les temps modernes).

    Je partagerai votre article sans modération,

    Bravo

    Michel!
  6. Publié le 5 novembre 2014 | Par André Desrochers

    @ Sébastien: Effectivement, les chercheurs universitaires doivent parfois imposer un embargo sur la publication de résultats, surtout lorsque le financement provient en partie du secteur privé, et que des enjeux de compétition sont en cause. Mais des sources génériques comme le FRQNT et le CRSNG ne nous imposent pas de contraintes particulières auprès des médias. En 20 ans de carrière, je n'ai jamais senti de pression de la part de mes sources de financement quant à la teneur de mon message de scientifique. Hélas, vous avez raison, le jeu médiatique donne parfois un angle trompeur au message que le scientifique tente de livrer. C'est le prix à payer pour maintenir la liberté médiatique, et une autre raison pour diversifier ses sources d'information.
  7. Publié le 5 novembre 2014 | Par Sébastien

    Bonjour André,

    Merci pour ce billet, encore une fois si pertinent.

    Vous avancez (ou espérez) que les chercheurs universitaires ne représentent qu’eux-mêmes. Toutefois, je crois comprendre que bon nombre des subventions que les chercheurs académiques utilisent pour financer leur recherches sont issues de fonds publics... donc leurs recherches sont en partie déterminée par les intentions du gouvernement, non? Peut-être pourriez-vous m’apporter votre lumière sur ce sujet?

    Moi aussi, je suis contre la censure, que ce soit du journalisme ou de la science. Toutefois, j’ajouterai à votre argumentation que, trop souvent, les médias ne vont pas présenter l’entièreté du message du scientifique, et présentent uniquement la phrase la plus choquante, sortie de son contexte! Dans ce sens je pense que les institutions ont raison de surveiller les communications de leurs scientifiques, en particulier à l’heure des média 2.0 (ou est-on rendu au 4.8.2?).

    Finalement, moi aussi je frémis quand je lis « La science à parler !» ... on croirait entendre un prêcheur.

    Toujours un plaisir de vous lire ! Sébastien