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Photo de Louis-Philippe Lampron

La liberté des uns…

Depuis la première «crise» des accommodements religieux, en 2006-2007, on entend et on lit beaucoup de choses à propos de situations où les membres de groupes religieux auraient posé des gestes (ou formulé des demandes) visant à restreindre les droits d’individus qui ne partagent pas leur foi. Bien que de telles situations, comme celle récemment rapportée par le journaliste Patrick Lagacé dans un excellent texte intitulé «Quatre bouteilles de vin»1, surviennent, effectivement, il est faux de prétendre qu’elles sont avalisées (et encore moins imposées) par le droit québécois et canadien des droits de la personne.

Pseudo-accommodements
Pour résumer la situation décrite par Lagacé: un groupe de personnes s’étant rendues dans un restaurant «apportez votre vin» pour célébrer un anniversaire s’est fait aviser par les propriétaires qu’il ne leur serait plus possible de consommer du vin à partir du moment où un deuxième groupe, composé de musulman-es, arriverait. La raison invoquée: les membres du deuxième groupe, en raison de leurs convictions religieuses, ne souhaitaient pas manger dans un lieu où d’autres personnes consommaient de l’alcool.

Les faits rapportés par Lagacé rappellent plusieurs des «pseudo-accommodements» démontés par la Commission Bouchard-Taylor dans son rapport de 2008, comme les fameuses vitres qu’un YWCA aurait givrées pour répondre à une exigence formulée par les responsables d’une synagogue voisine ou l’expulsion alléguée de non-musulmans d’une cabane à sucre pour permettre à un groupe musulman de prier2.

Tous ces exemples ont fait couler beaucoup d’encre au Québec et, pour les plus anciens, ont fréquemment été invoqués comme étant des exemples «d’accommodements raisonnables» abusifs auxquels il était donc permis de référer pour remettre en cause le régime actuel des accommodements en matière religieuse – voire des accommodements au sens large.

Or, non seulement les principes juridiques de l’accommodement raisonnable n’ont rien à voir dans de telles situations (de là notre choix de l’expression «pseudo-accommodement»), mais les règles applicables en matière de droits de la personne au Québec ne permettent pas d’user de ses droits fondamentaux si cet usage a pour effet de restreindre concrètement les droits d’autrui. Comme le dit l’adage: «La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres»3.

Au-delà de la caricature de «l’accommodement raisonnable»
Premier mythe à (re-re-re)déboulonner: le concept d’«accommodement raisonnable» ne se limite pas aux seuls «accommodements religieux»4.

En peu de mots comme en cent, l’accommodement raisonnable est une obligation juridique que doivent respecter les institutions publiques et privées lorsqu’on conclut que certaines de leurs décisions ou règles sont à la source d’un désavantage subi par les membres d’un groupe protégé par le droit à l’égalité. Ainsi, la prémisse de base pour qu’on puisse valablement parler de ce concept juridique veut qu’il y ait eu, initialement, une discrimination imposée par une institution sur des membres de groupes protégés par le droit à l’égalité5.

Par exemple, si une personne à mobilité réduite souhaite travailler dans une entreprise, mais que les locaux de cette dernière ne sont pas équipés d’une rampe d’accès qui lui permettrait d’avoir accès au lieu de travail, on jugera qu’elle est victime d’un désavantage sur la base de son handicap, et donc, de discrimination. Une demande «d’accommodement raisonnable», par exemple construire une rampe d’accès, pourrait être faite dans le but d’amoindrir (ou d’éliminer) le désavantage que rencontre ce candidat.

La raisonnabilité de l’accommodement demandé dépendra du degré de contrainte qu’il impose à l’employeur, degré qui est toujours évalué sur une base contextuelle en fonction des caractéristiques de tous les protagonistes. Pour revenir à notre exemple, l’employeur pourrait réussir à se dégager de sa responsabilité en démontrant (notamment) que les coûts associés à la construction d’une telle rampe d’accès équivaudrait à lui imposer une «contrainte excessive». Dans de tels cas, l’accommodement sera jugé «déraisonnable» et ne sera pas accordé.

Bref, pour reprendre à l’inverse une expression bien connue, ici dans sa tournure québécoise, «toute (n’)est (pas) dans toute» quand vient le temps de parler d’accommodements raisonnables et/ou d’accommodements religieux. Les pseudo-accommodements décrits dans le rapport Bouchard-Taylor (et celui dont parle Lagacé dans son article) n’en sont pas de véritables justement parce que les faits n’auraient pas permis de démontrer une discrimination initiale à l’encontre des personnes qui ont formulé la demande fondée sur le respect de leurs convictions religieuses.

Le droit de refuser
Dans plusieurs écrits antérieurs6, je me suis interrogé sur ce qui avait bien pu pousser les responsables d’institutions publiques (ou propriétaires d’établissements privés) à accepter les demandes au cœur de plusieurs des «pseudo-accommodements» controversés. S’il semble évident que la généralisation (justifiée) des craintes individuelles liées à toute judiciarisation d’un conflit, en raison des importants coûts et tracas qui y sont associés7, a pu jouer un rôle important, je demeure persuadé que la mauvaise compréhension du mécanisme et de la nature particulière de l’accommodement raisonnable a joué un rôle encore plus grand.

C’est un fait: les critères juridiques permettant de définir les convictions religieuses protégées en droit québécois et canadien des droits de la personne sont extrêmement larges et fondés sur une approche purement subjective. Ce faisant, il existe très peu de manières valables de remettre en cause la parole d’une personne lorsqu’elle invoque l’existence d’un précepte religieux/spirituel en fonction duquel elle croit sincèrement devoir structurer sa vie.

Cependant, le très large éventail de convictions religieuses susceptibles de fonder une demande d’accommodement ne doit pas faire perdre de vue deux principes cardinaux en matière d’application des droits et libertés, soit: 1) aucun droit n’est absolu; et 2) la portée de tout droit fondamental est indissociable de l’ensemble des autres droits fondamentaux protégés par les textes qui les garantissent.

C’est dans cet esprit que des limites à plusieurs droits et libertés fondamentaux, dont la liberté d’expression (en matière de diffamation8 et/ou de propagande haineuse9), ont été reconnues conformes aux chartes canadienne et québécoise des droits et libertés. Et c’est également dans cet esprit que la Cour suprême du Canada a reconnu qu’une des balises sur la base desquelles il était possible de refuser un accommodement raisonnable était que celui-ci soit la source d’une «atteinte réelle au droit d’autrui»10.

Il existe une marge très importante entre, d’une part, l’acceptation d’un comportement que nous ne comprenons pas ou que nous condamnons moralement, mais qui ne restreint en rien notre capacité d’action ou de croyance et, d’autre part, l’acceptation d’un comportement qui, sous le couvert d’une conviction individuelle, entraînerait une restriction de cette capacité pour autrui.

Dans une société libérale, la reconnaissance juridique de ma capacité de croire et d’agir sur la base de mes convictions au sein de l’espace public s’arrête à partir du moment où mes actions forcent autrui à s’y conformer. C’est essentiellement pourquoi, dans l’histoire rapportée par Patrick Lagacé, l’état du droit québécois pencherait très clairement en faveur de celles et ceux qui souhaitaient boire leurs quatre bouteilles de vin.

1 La Presse+, 9 février 2020, [en ligne: https://www.lapresse.ca/actualites/202002/08/01-5260172-quatre-bouteilles-de-vin.php]

2 Gérard BOUCHARD et Charles TAYLOR, Fonder l’avenir: le temps de la conciliation, rapport final de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, Québec, Gouvernement du Québec, 2008, chapitre III: perceptions et réalités des accommodements, pp. 61-76.

3 Adage spécifiquement intégré aux textes sur les droits et libertés de la personne depuis au moins aussi longtemps que la DUDH de 1948, qui reconnaît expressément à son article 29 que: «Dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique.» [mes soulignés]

4 Ce n’est qu’après de longues réflexions que j’ai renoncé à demander qu’on fasse clignoter cette phrase en rouge dans le corps de mon billet de blogue, tant la confusion (parfois alimentée volontairement par certains intervenants de la sphère médiatico-politique) entre les deux concepts est récurrente (et dommageable) dans l’espace public. Pour une description claire du mécanisme de l’accommodement raisonnable, inextricablement rattaché au droit à l’égalité au sens large, voir notamment: COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE, L’accommodement raisonnable, [en ligne: http://www.cdpdj.qc.ca/fr/droits-de-la-personne/droits-pour-tous/Pages/accommodement_obligation.aspx] de même que ce résumé très clair, tiré de l’arrêt Simpson-Sears, dans lequel la Cour suprême a importé du droit états-unien le principe d’accommodement raisonnable: « L’obligation dans le cas de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable, fondée sur la religion ou la croyance, consiste à prendre des mesures raisonnables pour s’entendre avec le plaignant, à moins que cela ne cause une contrainte excessive: en d’autres mots, il s’agit de prendre les mesures qui peuvent être raisonnables pour s’entendre sans que cela n’entrave indûment l’exploitation de l’entreprise de l’employeur et ne lui impose des frais excessifs. »: Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, parag. 23.

5 Voir sur cette question les très intéressantes distinctions que le rapport Bouchard-Taylor opère entre les «accommodements raisonnables», imposés juridiquement, et les «ajustements concertés», qui ne reposent que sur la bonne foi des personnes qui s’entendent entre elles: op. cit., note 2.

6 Dont notamment: Louis-Philippe LAMPRON, «À l’origine des crises des accommodements religieux au Québec: la trop large protection accordée à certaines convictions religieuses préjudiciables», dans Eugénie BROUILLET et Louis-Philippe LAMPRON (dir.), La mobilisation du droit et la protection des collectivités minoritaires, Québec, PUL, 2013, p. 173 et Louis-Philippe LAMPRON, «Pour que la tempête ne s’étende jamais hors du verre d’eau: réflexions sur la protection des convictions religieuses au Canada», (2010) 55 Revue de droit de McGill 743.

7 Il suffit de lire les deux formidables essais suivants pour s’en convaincre: Anne-Marie VOISARD, Le droit du plus fort, Montréal, Écosociété, 2018 et Marie-Ève MAILLÉ, L’affaire Maillé, Montréal, Écosociété, 2018.

8 Voir notamment: R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439 et Prud’homme c. Prud’homme, [2002] 4 R.C.S. 663.

9 Voir notamment: Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, [2013] 1 R.C.S. 467.

10 Cette balise fait effectivement partie des trois principales auxquelles la Cour suprême réfère le plus fréquemment (avec celle du coût de l’accommodement et celle de ses répercussions sur la structure organisationnelle de l’entité à qui on la demande) lorsqu’elle fournit les exemples de critères pouvant être pris en considération pour évaluer la raisonnabilité d’une demande d’accommodement. Voir notamment les paragraphes 62-63 de l’arrêt Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3.

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