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Le sentiment de justice à l'égard de sa propre situation

Mon enquête sur le sentiment de justice –dont j’ai commencé à livrer les premiers résultats dans un billet précédent– montre que le jugement porté par les individus sur la société dans son ensemble (le sentiment de macrojustice) diffère nettement du sentiment qu’ils expriment sur leur situation personnelle (le sentiment de microjustice). Globalement, les Québécois estiment en forte proportion vivre dans une société juste, mais ils se montrent plus critiques dans le jugement qu’ils portent sur leur propre situation, estimant en moins forte proportion être personnellement traités de manière équitable. Au total, 70% des Québécois estiment vivre dans une société juste, mais la proportion baisse autour de 60% lorsqu’interrogés sur leur situation personnelle. Par ailleurs, il n’y a pas de corrélation parfaite entre les deux types de perceptions, ce qui donne à penser que la logique qui sous-tend leur construction est différente.

En résumé: j’estime vivre dans une société juste, mais je pense que je suis moi-même traité injustement; tel serait le sentiment exprimé par une partie de la population. D’autres, au contraire, sont d’avis qu’ils vivent dans une société plutôt injuste tout en avançant qu’ils sont eux-mêmes traités assez équitablement.

SituationPerso

Le jugement porté sur la microjustice varie selon un ensemble de raisons. Dans ce billet, j’analyserai un seul indicateur –l’évaluation que les personnes en emploi font de l’équité de leur revenu– tout en soulignant que des résultats semblables sont obtenus avec d’autres indicateurs et auprès d’autres sous-groupes de la population (chômeurs, personnes dépendantes de l’aide sociale, etc.).

L’effet du revenu de travail
C’est la variable «salaire et rémunération personnelle» qui est nettement la plus discriminante dans l’évaluation de la microjustice au sein de la population en emploi. Moins son revenu est élevé, moins on estime que sa propre rémunération est équitable. Le sentiment de ne pas avoir sa juste part des revenus est fortement ressenti au bas de l’échelle socioéconomique, alors que le jugement porté par les bas salariés sur la justice au sein de la société dans son ensemble est moins négatif.

Ce résultat est fort intéressant, car il indique que l’évaluation de sa situation personnelle ne s’accompagne pas nécessairement d’une critique sociale d’ensemble, d’une remise en cause de la société. Ce résultat nous invite à examiner la source de l’insatisfaction vis-à-vis son revenu dans un groupe de référence, comme le pose la théorie de la frustration relative bien connue des sociologues (sur laquelle nous reviendrons un jour). Dit autrement, les gens ne se comparent pas «aux membres du 1%» qui se détachent du peloton des salariés, mais plus souvent à des personnes de leur entourage ou de leur milieu social.

Les classes socioéconomiques
Dans l’analyse précédente de la macrojustice, j’avais observé un clivage entre les classes moyennes supérieures et les classes élevées, d’un côté, et les classes moins favorisées, de l’autre, ces dernières estimant la société québécoise «plutôt injuste» en plus forte proportion. Dans l’évaluation de la microjustice, les différences sont plus nettes entre trois grands groupes socioéconomiques. Les membres des classes supérieures (cadres et professionnels) estiment moins fréquemment que leur rémunération est inéquitable alors que les employés de bureau, les personnels des services et les ouvriers jugent nettement moins favorablement leur rémunération.

Les jeunes et la justice
Les jeunes qui sont en emploi estiment vivre dans une société plutôt injuste. Par contre, ils ne se distinguent pas des autres groupes d’âge dans l’évaluation de la microjustice. Cette évaluation est au même niveau dans tous les groupes d’âge, sauf chez les plus âgés (65 ans et plus), ces derniers estimant en très forte proportion être traités de manière équitable. Le groupe des plus âgés est cependant particulier, car on y trouve des personnes qui sont restées actives sur le marché du travail à un âge où la majorité d’entre elles est retraitée.

Les jeunes Québécois critiquent donc leur société du point de vue de la justice, mais cela ne les amène pas à se différencier des autres groupes d’âge lorsqu’il s’agit de juger leur propre situation personnelle. Cela donne à penser que les jeunes sont critiques de la place qu’ils occupent dans la société en tant que groupement alors qu’eux-mêmes jugent l’équité de leur situation de la même manière que celle qui est observée dans d’autres groupes d’âge.

Les femmes: les plus sévères
Les femmes sont plus critiques que les hommes dans leur évaluation de la justice sociale, aussi bien à l’échelle de la société qu’à l’aune de leur situation personnelle (un écart de 10% les sépare des hommes dans les deux cas). Les hommes et les femmes ne font pas de différences entre la macrojustice (l’état de la justice dans leur société) et la microjustice (la justice qui les touche personnellement). Ils jugent les deux types de justice de la même manière et l’écart qui les sépare est le même dans les deux cas.

Contrairement aux jeunes, les femmes expriment une critique de la société globale et manifestent aussi plus d’insatisfaction vis-à-vis de leur situation personnelle, du point de vue de l’équité.

Les diplômés de l’enseignement supérieur
Au total, 42% des personnes ayant terminé leurs études primaires ou secondaires estiment que leur rémunération est peu ou pas du tout équitable contre 33,7% chez les diplômés universitaires. Les écarts selon le niveau de scolarité sont du même ordre dans l’évaluation de la justice à l’échelle du Québec.

Les anglophones semblables aux francophones
L’évaluation que font les anglophones de la microjustice est très parlante, par comparaison avec celle qu’ils font de la macrojustice. Ainsi, les anglophones se comportent exactement comme les francophones lorsqu’il s’agit de juger de leur situation personnelle, toutes choses égales par ailleurs. Les mêmes clivages (selon le sexe, l’âge, etc.) se retrouvent dans les deux groupements linguistiques.

Ce résultat tranche nettement par rapport à l’évaluation de la macrojustice observée dans les deux groupements linguistiques. On se souviendra que les anglophones percevaient de manière très négative l’état de la justice dans l’ensemble du Québec et l’écart qui séparait les deux groupements linguistiques était très marqué, ce qui était un indicateur d’un grand malaise partagé par tous au sein de la communauté des Anglo-Québécois (voir le billet précédent).

***

Il ressort de cette analyse que la perception de la justice s’élabore fort différemment, et selon des logiques distinctes, à l’échelle macro et à l’échelle micro. Ainsi, les clivages selon le revenu et la profession sont davantage prononcés dans l’évaluation de la microjustice, soit l’évaluation de sa propre situation. Cela donne à penser que les individus jugent leur situation personnelle en fonction d’un cadre de référence plus proche d’eux (milieu familial, milieu de vie, milieu immédiat de travail, collègues, etc.).

Mais les individus portent aussi un jugement sur la justice en se référant au collectif auquel ils appartiennent. Les anglophones en offrent une bonne illustration. Ils jugent collectivement que la société québécoise est plutôt injuste, mais ils n’ont pas de raisons de penser que leur propre situation est inéquitable en tant qu’anglophone, autres que celles qu’ils partagent avec les francophones. Les jeunes Québécois portent aussi un jugement sévère sur l’état de la justice sociale dans l’ensemble du Québec, bien qu’ils n’estiment pas être personnellement traités plus inéquitablement que les autres groupes d’âge. Par contre, les femmes sont critiques à l’égard de la justice sociale tant à l’échelle de la société qu’à celle de leur propre situation.

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  1. Publié le 26 juin 2013 | Par Simon Laflamme

    Vous n'observez pas de corrélation entre les sentiment de justice au niveau macro et ce sentiment quand il se réfère à sa propre situation de travailleur. Les deux sentiments peuvent donc appartenir à des logiques différentes. On peut soulever l'hypothèse que, dans le premier, celui qui porte sur la société dans son ensemble, le jugement repose sur des considérations institutionnelles développées en fonction de sa propre expérience, directe ou indirecte, dans laquelle se traduit quelque justice, alors que le second, celui qui a trait à soi, à sa situation relative au travail, renvoie davantage au hasard. Ainsi, cela expliquerait qu'on puisse estimer vivre dans une société relativement juste au plan structurel et, en même temps, trouver qu'on n'a pas été servi par la chance. Quand la personne estime que sa situation est injuste et que la société dans son ensemble l'est également, alors les logiques appartiendraient au même registre, l'expérience des institutions et celle du travail personnel coïncideraient. Si cette hypothèse est vraie, la question consisterait à découvrir ce qui fait qu'il peut y avoir convergence ou non des deux registres.
  2. Publié le 25 juin 2013 | Par Rémy Auclair

    C’est très intéressant comme résultats. Je suis impatient de connaître les principes de justice qui se cachent derrière ces jugements portés par les individus.

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