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Les Québécois estiment leur société juste

Les Québécois estiment en forte proportion que la société dans laquelle ils vivent est juste, et cette proportion est plus élevée que celles observées dans d’autres sociétés comparables. Voilà un constat qui paraîtra surprenant à plus d’un lecteur, surtout ceux qui ont les yeux rivés sur les manchettes déprimantes (corruption municipale ou sénatoriale, chômeurs non indemnisés, gaz de schiste). Cette observation empirique est tirée d’une enquête en cours et dont la cueillette de données sur le terrain vient tout juste de se terminer.

Justice

L’enquête sur les inégalités et le sentiment de justice (EISJ)
J’ai réalisé en mai 2013 une enquête auprès d’un échantillon représentatif de la population québécoise (2727 personnes) sur le sentiment de justice, les inégalités et l’exclusion sociale dont je livrerai les résultats dans ce billet et les prochains. L’enquête par sondage a été effectuée par la firme Léger. Plusieurs questions sont par ailleurs identiques à celles posées dans une enquête semblable réalisée en France –l’enquête Perception des inégalités et sentiments de justice (PISJ)– ce qui permettra une analyse comparée éclairante1.

En effet, les sociologues de plusieurs pays ont récemment porté attention à la mesure du sentiment de justice tant au plan de la société dans son ensemble (évaluation de la macrojustice) qu’à celui de la situation personnelle vécue par chacun (la microjustice). Ils prennent ainsi le relais des philosophes comme John Rawls ou  Michael Walzer en étudiant la question de la justice sur le plan empirique. Les individus évaluent-ils la justice du point de vue de l’équité comme le pose Rawls? Font-ils la distinction entre les sphères de la justice comme le prétend Walzer? Seules des enquêtes empiriques peuvent apporter des réponses, parfois inattendues, à ces questions.

J’aborderai dans le premier billet de cette série le sentiment de macrojustice. Cette expression désigne l’évaluation d’ensemble que l’on fait de la société dans laquelle on vit du point de vue de la justice sociale. L’étude des représentations sociales viendra compléter l’analyse des indicateurs socioéconomiques les plus couramment cités sur la place publique comme les taux de pauvreté ou le niveau du chômage.

Le sentiment de macrojustice
Le sentiment de macrojustice est mesuré à partir de la question: «Diriez-vous que la société québécoise est plutôt juste ou plutôt injuste?».  Au total, 70% des Québécois répondent «plutôt juste» et 30%, «plutôt injuste». Ce résultat est certes intéressant en lui-même, mais c’est surtout la comparaison avec d’autres pays qui en fera ressortir la pertinence, d’un côté, et l’analyse des croisements avec d’autres indicateurs qui permettra de tirer des conclusions, de l’autre.

En France, les résultats à une question identique étaient respectivement de 42% («la société français est plutôt juste») et de 58% («plutôt injuste»). Les Québécois sont donc manifestement beaucoup plus optimistes que les Français dans leur évaluation de la macrojustice. Cette première comparaison a du sens, car la France éprouve en ce moment des difficultés économiques considérables qui affectent à la baisse les indicateurs classiques mesurant les aspirations, les inquiétudes sociales et le sentiment de justice.

Le Québec, société juste? Une large majorité de la population le croit, mais d’importants clivages existent au sein de cette dernière, ce qui nous amène à nuancer cette affirmation.

Des clivages sociaux
3 clivages sociaux sont en liens étroits avec le sentiment de macrojustice: le sexe, l’âge et la scolarité des individus. Les femmes sont moins nombreuses (65%) que les hommes (75%) à estimer que la société québécoise est juste. Viennent ensuite les jeunes (18 à 35 ans) qui se démarquent eux aussi avec une proportion plus faible (61%) que la moyenne. Plus l’âge avance, plus on estime que la société québécoise est juste (80% chez les personnes âgées de 75 ans ou plus). Le diplôme est aussi en lien avec l’estimation de la justice.  Les personnes les moins scolarisées (primaire et secondaire) estiment en moins forte proportion que la société québécoise est plutôt juste (63%) et la proportion augmente avec le niveau d’études, allant à 77% chez les diplômés d’université.

Classes moyennes et perception de la macrojustice
La perception de la macrojustice est moins élevée dans les catégories les plus faibles du revenu familial (autour de 66% chez les moins de 50 000$) et la perception que le Québec est une société juste augmente au sein des classes moyennes de revenus (entre 50 000$ et 100 000$) autour de 76-78%. L’écart est notable.

Il existe aussi un clivage entre les classes socioéconomiques. Les personnes exerçant une profession qui exige un diplôme universitaire ou collégial (techniciens, professions libérales, gestion et administration) perçoivent le Québec comme une société juste (au dessus de 73%) alors que les ouvriers, les employés de bureau et le personnel œuvrant dans les services et la vente ont un score plutôt autour de 60%.

Malaise chez les anglophones québécois
L’enquête révèle un profond malaise chez les anglophones du Québec, puisqu’une faible proportion (40%) d’entre eux considèrent leur société comme étant plutôt juste, contrairement aux francophones (75%). Notons au passage que, pour les fins de l’analyse, les immigrants ont été classés dans l’un ou l’autre groupement linguistique en fonction de la langue dans laquelle ils ont répondu au questionnaire. Les clivages sociaux mentionnés plus haut persistent aussi chez les anglophones. Le sentiment de macrojustice est encore plus bas chez les femmes anglophones, les personnes les moins scolarisées, les jeunes et les ménages à revenus moins élevés de ce groupement linguistique. Le fait d’être anglophone amplifie le sentiment que la société est plutôt injuste en plus des clivages sociaux liés à ce sentiment.

L’écart entre les 2 grands groupements linguistiques du Québec est fort prononcé et il existe un fossé considérable entre eux quant aux représentations sociales du sentiment de macrojustice. Il faut souligner que l’enquête a été réalisée en avril et mai 2013, en plein débat sur le projet de loi 14 modifiant la Charte de la langue française, une question sensible aux yeux des Anglo-Québécois.

Une hypothèse explicative: les principes d’équité et d’égalité
Comment expliquer cette représentation sociale du sentiment de macrojustice? Les clivages dans la représentation sociale qu’on se fait de la justice au sein de la société québécoise sont clairement liés aux raisons qu’ont les individus appartenant à certains groupes de se sentir exclus personnellement, de ressentir des injustices, d’être insatisfaits de l’ordre établi. Ces raisons sont en lien avec le critère d’équité, avec le sentiment de ne pas recevoir sa juste part en société. Ce serait le cas notamment des jeunes, des femmes et des personnes les moins scolarisées qui ont des griefs spécifiques à formuler et des attentes non satisfaites.

Cependant, un autre principe sur lequel s’appuie l’évaluation de la justice, qui a été formulé par mes collègues français au vu de résultats semblables aux nôtres, mérite d’être mis de l’avant: le principe d’égalisation équitable des ressources au plan collectif. Ainsi, les chercheurs français ont observé que l’évaluation négative de la macrojustice était plus marquée au sein des groupements sociaux qui estiment que le principe de l’égalisation des ressources (au moyen d’une intervention étatique, par exemple) fonctionne mal au sein de leur société: ces personnes considèrent être laissées pour compte ou encore ne pas recevoir, en tant que groupe, assez d’attention des pouvoirs publics. Autrement dit, on juge sa propre situation comme étant inéquitable et on estime que la société ou les pouvoirs publics ne font rien pour y remédier.

2 observations dans l’enquête québécoise vont dans le sens de cette hypothèse explicative faisant appel au principe d’équité et au principe d’égalisation des ressources avancés dans l’analyse du cas français. Ainsi, les anglophones québécois estiment collectivement être laissés de côté du point de vue de la macrojustice selon le principe d’égalité, mais le principe d’équité amène certains d’entre eux à évaluer plus favorablement l’état de la justice au sein du Québec, sans cependant rejoindre les niveaux observés chez leurs pendants francophones.

À contrario, les classes moyennes francophones –qui ont largement bénéficié des politiques publiques au Québec, comme je l’ai notamment montré dans un de mes premiers billets– dont les membres sont scolarisés et bénéficient d’emplois intéressants, n’ont pas de raisons personnelles d’estimer que leur société est injuste ou inéquitable et ils perçoivent comme étant avantageuses les interventions étatiques dont ils tirent finalement profit.

Je poursuivrai dans les semaines à venir l’analyse d’autres données susceptibles d’éclairer le sentiment de justice qui anime la population du Québec2.

1 Voir Michel Forsé et Olivier Galland (dirs), Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Paris, Armand Colin, 2011 et Michel Forsé, Olivier Galland, Caroline Guibet Lafaye et Maxime Parodi, L’égalité, une passion française?, Paris, Armand Colin, 2013.

2 1er billet, 2e billet, 3e billet, 4e billet, 5e billet, 6e billet

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