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Photo de Louis-Philippe Lampron

Liberté d’expression: où tracer la ligne?

Que ce soit sur les réseaux sociaux, au travail, à la télévision ou dans la rue, nous sommes fréquemment confrontés à des propos qui nous déplaisent, qui nous choquent ou que nous jugeons carrément dégradants. Pour plusieurs de ces propos, on trouvera des gens pour demander qu’on sanctionne ou poursuive leurs auteurs, et d’autres pour affirmer qu’il ne doit jamais être possible de limiter la liberté d’expression tant que des actes de menaces ou de violence physique ne sont pas impliqués. Qui a raison?

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De manière générale, la réponse se trouve entre ces 2 extrêmes. Pour bien saisir cette approche, il est important d’aborder la question de ce qu’on appelle en droit les «délits d’opinion», soit des actes expressifs qui pourront valoir des sanctions à leurs auteurs.

La liberté d’expression: pilier des sociétés démocratiques
La diffusion de propos controversés dans l’espace public est monnaie courante. La «blague inacceptable et stupide» que le commentateur politique Luc Lavoie a récemment faite sur les ondes du réseau LCN à l’égard des séparatistes1 en est un exemple. Ou encore la constellation de propos dégradants tenus par l’animateur Jeff Fillion sur les ondes radiophoniques (dont ceux à l’égard de l’animatrice Sophie Chiasson2 et de l’homme d’affaires Alexandre Taillefer3). Tout comme l’expression malheureuse utilisée publiquement par le député péquiste François Gendron4

Or, s’il faut en croire l’essayiste américain Noam Chomsky, selon qui une personne ne peut se dire en faveur de la liberté d’expression si elle n’entend pas protéger les opinions qu’elle méprise5, aucun de ces propos n’aurait pu faire l’objet de sanctions.

L’idée selon laquelle «c’est du choc des idées que jaillit la lumière» structure les régimes démocratiques et explique pourquoi la liberté d’expression est largement considérée comme l’un des piliers de ces systèmes politiques. La Déclaration universelle des droits de l’homme a d’ailleurs consacré ce principe à son article 19, qui reconnaît «le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.»

La consécration de cette zone de sécurité, toute relative, est fondamentale pour que les individus défendant des points de vue minoritaires ou dissidents au sein d’un groupe ou d’une société puissent avoir le courage –car il en faut toujours– d’exprimer leur point de vue publiquement, de critiquer des personnes comme des institutions et de remettre en cause les us, coutumes et normes de la majorité.

Toutefois, comme c’est d’ailleurs le cas pour tous les autres droits et libertés fondamentaux, la liberté d’expression n’est pas absolue. Il existe en effet certaines limites largement reconnues à la liberté d’expression et dont la légitimité dépend de l’adage bien connu: les droits des uns s’arrêtent là où les droits des autres commencent.

Le difficile équilibrage avec les droits d’autrui
Les droits québécois et canadien contiennent actuellement un éventail important de limites à la liberté d’expression individuelle. Celles-ci peuvent être imposées par l’État ou par différentes institutions privées. Pensons, par exemple, à celles qui découlent, pour les employés québécois, de l’obligation de loyauté à l’égard de leurs employeurs6 ou aux dispositions du Code criminel qui interdisent la diffusion de matériel «obscène»7.

Quant à la diffusion de propos choquants ou préjudiciables dans l’espace public, les 2 limites les plus fréquemment invoquées sont sans doute les dispositions civiles et pénales qui interdisent la diffusion de propos diffamatoires à l’égard d’autrui ou de propos qui peuvent être assimilés à de la «propagande haineuse» à l’égard des membres d’un groupe identifiable en vertu d’une caractéristique personnelle protégée par le droit à l’égalité, notamment les femmes et les minorités religieuses.

Chacune de ces limites tire son origine d’un principe important au sein d’une société libre et démocratique. Par exemple, les dispositions qui interdisent la diffamation ont pour objectif de protéger le droit fondamental des individus à ne pas voir leur honneur ou leur réputation injustement salis sur la place publique par la diffusion de fausses informations les concernant. Dans le même sens, les dispositions qui interdisent la propagande haineuse ont pour objectif de protéger certains groupes minoritaires ou vulnérables contre la diffusion de propos d’une telle violence qu’ils risqueraient d’inciter certains individus à s’en prendre à eux.

Éviter la censure
Cela dit, bien que les principes sous-tendant l’imposition de plusieurs limites à la liberté d’expression aient été largement légitimés au sein des sociétés occidentales, il importe de demeurer particulièrement vigilants quant à leur potentielle instrumentalisation par des personnes –ou des institutions– qui auraient intérêt à faire taire des critiques légitimes à leur égard. On pense, par exemple, à des personnalités publiques qui tenteraient de faire empêcher la publication d’une caricature qui ne les représente pas sous leur plus beau jour.  Ou aux cas documentés de poursuites-bâillons, comme celle intentée par la minière canadienne Barrick Gold contre l’essayiste Alain Deneault après la publication de son ouvrage Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique8.

Ainsi, toute restriction au droit fondamental des individus de véhiculer des messages ou des informations doit être scrupuleusement analysée pour déterminer si elle n’a pas pour objectif de censurer un discours légitime. C’est pourquoi la légitimité de toute limite à la liberté d’expression dépendra d’un processus où les décideurs évalueront, au cas par cas, les activités expressives litigieuses à la lumière des valeurs qui sont au cœur d’une société démocratique et qui, notamment, doivent laisser une vaste place au droit des individus: 1) de participer au processus démocratique; 2) de critiquer les institutions ou les personnes de pouvoir; 3) de diffuser des informations d’intérêt public.

Ce n’est qu’à ce prix que le difficile équilibrage entre le respect de la liberté d’expression et celui des droits des personnes visées par les propos exprimés et diffusés pourra être valablement établi.

1 Richard THERRIEN, «Luc Lavoie s’excuse pour des “propos inacceptables et stupides”», Le Soleil, 4 octobre 2017, [en ligne: https://www.lesoleil.com/blogues/richard-therrien/luc-lavoie-sexcuse-pour-des-propos-inacceptables-et-stupides-204f231e382962df2e0cf9354bb45b41]

2 Chiasson c. Fillion, 2005 CanLII 10511 (C.s. Qc), [en ligne: https://www.canlii.org/fr/qc/qccs/doc/2005/2005canlii10511/2005canlii10511.html?autocompleteStr=chiasson%20fill&autocompletePos=1]

3 RADIO-CANADA, «L’animateur Jeff Fillion suspendu par Énergie», Radio-canada.ca, 19 avril 2016, [en ligne: http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/776801/jeff-fillion-suspension-controverse-billet-twitter-suicide]

4 Hugo PILON-LAROSE, «François Gendron s’excuse d’avoir utilisé le mot “nègre”», La Presse, 29 novembre 2017, [en ligne: http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201711/29/01-5145245-francois-gendron-sexcuse-davoir-utilise-le-mot-negre.php]

5 «Goebbels was in favor of free speech for views he liked. So was Stalin. If you’re really in favor of free speech, then you’re in favor of freedom of speech for precisely for views you despise. Otherwise, you’re not in favor of free speech.»: Noam CHOMSKY dans Mark ACHBAR et Peter WINTONICK, Manufacturing consent: Noam Chomsky and the media, ONF, 1992

6 Voir sur cette question l’excellent article de Christian BRUNELLE et Mélanie SAMSON, «La liberté d’expression au travail et l’obligation de loyauté du salarié : plaidoyer pour un espace critique accru», (2005) 46 Cahiers de droit 847, [en ligne: https://www.erudit.org/fr/revues/cd1/2005-v46-n4-cd3843/043869ar/]

7 Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 163.

8 RADIO-CANADA, «Écosociété invoque la loi contre les poursuites-baîllons», Radio-canada.ca, 8 décembre 2010, [en ligne: http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/496433/ecosociete-noir-canada-poursuite-baillon]

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  1. Publié le 18 décembre 2018 | Par kalabang

    Dans une de nos associations, nous avons décidé de suspendre à l'un de nos membres le droit de parler tout au long de nos séances de travail pendant 3 mois. Est-ce normal?

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