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Médias, dissidence et dialogue dans l’espace public

Quand les débats politiques s’enflamment, les médias peuvent-ils favoriser le dialogue entre contestataires et décideurs? S’ils se contentent de raconter et de montrer l’escalade des tensions, faut-il les tenir partiellement responsables de la détérioration du climat social? Doivent-ils s’interroger sur les intérêts des sources qui les alimentent et en informer le public? À défaut de réponses définitives à ces questions complexes, quelques pistes de réflexion inspirées par deux ouvrages classiques.

Depuis plusieurs mois, le rythme et le ton des débats politiques semblent s’intensifier, à Québec comme à Ottawa. Les esprits s’échauffent et, parfois, les querelles éclatent: dans la rue, dans les soupers de famille, au bureau, dans les médias sociaux.

Pour plusieurs analystes –y compris des journalistes et des universitaires– le moment est venu d’adopter des postures plus militantes, plus critiques à l’égard des gouvernements –ou des contestataires, selon le point de vue. Les tentatives d’apaisement, d’analyse ou de négociation raisonnée sont trop souvent éclipsées par les coups de gueule et d’éclat, qui attirent l’attention et suscitent des réactions émotives fortes.

Ces manifestations d’agressivité dans nos rapports quotidiens expriment sans doute des tensions sociales latentes, au-delà de l’impatience amplifiée par la fatigue saisonnière. Quel qu’en soit le fondement, il vient un temps où le dialogue est nécessaire et il faut mettre de côté l’idéologie, l’ego et la colère. L’indignation doit laisser la place à l’action concrète et surtout à la négociation.

Face à une opinion publique divisée et des positions qui se durcissent, les médias et la communication ont un rôle bien particulier à jouer. Ce rôle a fait l’objet de nombreuses études dans différents contextes1, dont certaines au Québec2345. J’en cite ici deux grands classiques, qui alimentent tout particulièrement ma réflexion en ce printemps politiquement agité: les analyses du théoricien allemand Jürgen Habermas et celles du sociologue américain Daniel Hallin.

L’idéal d’un débat démocratique accessible et raisonné
À l’aube du mouvement étudiant des années 1960, Jürgen Habermas a développé son modèle idéal de l’espace public à partir de l’étude du cas historique, et sans précédent, des élites bourgeoises européennes du 18e siècle, dont les conditions matérielles et intellectuelles leur permettaient de discuter ouvertement et rationnellement de questions d’ordre politique. Les cafés et les salons ont rendu possibles ces échanges, les ont ensuite relayés et rendu visibles –véritablement publics– par les journaux.

Le modèle d’Habermas reste la référence pour un débat démocratique à la fois (relativement) accessible et constructif, mais il a subi de nombreuses et pertinentes critiques. Notamment celui d’être inapplicable (forcément, puisqu’il s’agit d’un modèle idéal); élitiste, car la structure sur laquelle repose l’espoir de changement social demeure le projet d’une caste privilégiée; et pessimiste: selon Habermas, l’espace public aurait progressivement dégénéré au profit d’une raison instrumentale, d’une technocratie dominée par la défense des intérêts particuliers. C’est aussi une œuvre éminemment complexe, d’une grande érudition philosophique et difficilement accessible –ce qui m’a toujours semblé paradoxal compte tenu du propos!– et les positions de l’auteur ont évolué au fil des ans.

Les idéaux des premiers travaux d’Habermas interpellent tout de même le monde contemporain: la classe moyenne scolarisée peut-elle constituer un nouvel espace public démocratique élargi? Les médias sociaux en sont-ils les cafés et les salons virtuels? Les médias conventionnels, fragilisés par la fragmentation des revenus publicitaires et les compressions dans les effectifs rédactionnels, peuvent-ils encore assumer ce rôle privilégié de révélateur des tensions sociales, de facilitateur des débats? Ou au contraire, de par leur orientation commerciale et leur préférence pour les intérêts de la classe moyenne supérieure (en particulier les grands consommateurs recherchés par les annonceurs publicitaires), la fonction démocratique s’en trouve-t-elle sacrifiée?

Le rôle de médiateur du journalisme
Le sociologue américain Daniel Hallin a publié son étude empirique sur la guerre du Vietnam et les médias américains en 19866 –autant dire dans un tout autre monde que le nôtre– mais la finesse et la subtilité de l’analyse restent tout à fait éclairantes, un quart de siècle plus tard.

De son analyse de contenu du New York Times et des nouvelles télévisées de l’époque, complétée par une série d’entretiens auprès de journalistes et d’acteurs de la crise, il a montré que, contrairement à la croyance de l’époque, les journalistes n’avaient pas été à l’avant-garde du mouvement contestataire. Au contraire, leur culture professionnelle et les routines du métier les rapprochaient bien plus de l’establishment. Ils ont obéi aux consignes militaires et les gouvernements Kennedy et Johnson ont été très habiles dans leur «gestion» de l’information.

Mais à la différence de Herman et Chomsky, dont le modèle de propagande est assez pessimiste quant au potentiel des médias conventionnels en matière de justice sociale, Hallin a observé que les journalistes ont pu mettre en lumière les difficultés de l’armée sur le terrain et les dissensions au sein des institutions. Toutefois, ils l’ont fait seulement à partir du moment où l’opinion publique était véritablement divisée sur l’intervention au Vietnam.

Les médias n’auraient donc pas créé ou suscité la crise, mais ils en auraient été les témoins privilégiés, les porte-voix en quelque sorte. Leur crédibilité professionnelle et leur (relative) autonomie leur aurait permis de jouer un rôle de médiateur auprès des institutions politiques. L’objectivité journalistique peut donc être un levier de changement puissant, mais seulement lorsqu’une question devient objet de controverse légitime en société, comme le montrent les sphères de Hallin.

Pour Herman et Chomsky, la pression au changement ne peut venir que des mouvements sociaux et des médias alternatifs, qui seuls auraient la liberté et l’indépendance nécessaires pour exprimer une véritable critique du pouvoir. Ces médias souffrent cependant d’un financement extrêmement précaire et tendent à s’adresser à un public conquis d’avance. Il n’est pas exclu de penser, cependant, que dans les périodes de crise, les médias alternatifs et conventionnels s’alimentent davantage les uns aux autres, même s’ils conservent toujours une certaine méfiance réciproque.

Le portrait tout en nuances que dresse Hallin de l’écosystème médiatico-politique américain des années 1960-1970, âge d’or des network news et du New York Times, n’est évidemment pas celui du Québec de 2012. Mais son analyse nous rappelle que les médias dits professionnels, malgré leurs limites évidentes, peuvent contribuer à maintenir l’équilibre entre le besoin de stabilité des institutions et celui de transparence du débat démocratique. Il conclut que dans le cas du Vietnam, avec le recul, le déséquilibre semble davantage attribuable à un excès de rigidité institutionnelle plutôt qu’une trop grande ouverture.

Une leçon à méditer, qu’on soit journaliste, décideur, analyste ou citoyen, engagé ou pas dans un mouvement de contestation.

1 Neveu, Érik. 1999. Médias, mouvements sociaux, espaces publics. Réseaux 17 : 98 p. 17-85. –Une excellente synthèse des travaux français et américains sur le sujet.

2 Comeau, Paul-André et coll. 1980. Les journalistes: dans les coulisses de l’information. Montréal, Québec-Amérique.

3 Lachapelle, Guy. 2005. Claude Ryan et la violence du pouvoir: Le Devoir et la crise d’octobre 1970 ou Le combat des journalistes démocrates. Québec, PUL.

4 Saint-Jean, Armande. 2002. Éthique de l’information: fondements et pratiques au Québec depuis 1960. Montréal, PUM.

5 Sauvageau, Florian et coll. 1995. Les tribuns de la radio, échos de la crise d’Oka. Québec, PUL.

6 Hallin, Daniel. 1986. The Uncensored War. The Media and Vietnam. Berkely et Los Angeles. University of California Press.

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  1. Publié le 12 avril 2012 | Par Frédérick Bastien

    Ce billet est une excellente synthèse.

    Dans le cas du conflit en cours, il me semble que la plupart des journalistes sont davantage des témoins que des acteurs (mis à part quelques chroniqueurs). Ce conflit répond très bien aux normes du récit, qui structure souvent la production journalistique, avec des protagonistes bien identifiés (et personnifiés par des porte-parole qui maîtrisent le verbe et les exigences stylistiques des médias) et un enjeu d’apparence simple (une hausse de frais qui se résume à un ou deux chiffres). L’élément déclencheur du conflit (la hausse des frais), la mobilisation effectuée au cours des derniers mois par les associations étudiantes et l’organisation des manifestations sont extrinsèques à la sphère médiatique, d’où mon opinion à l’effet que les journalistes sont davantage des témoins que des acteurs, dans ce cas-ci.

    Le récit a également été simplifié par les médias, mais aussi par les associations étudiantes, me semble-t-il, par la mise en relief d’une dimension (la hausse des frais de scolarité) d’un enjeu plus large (le financement des universités). Les uns et les autres négligent souvent d’aborder ces dimensions plus complexes, bien qu’il y ait des exceptions de part et d’autre (ex.: les propositions mises de l’avant cette semaine par la FEUQ/FECQ pour trouver de l’argent, ou le forum de deux heures organisé par 24/60 à RDI il y a trois ou quatre semaines).

    Quant au rôle des médias sociaux, je suppose qu’une analyse plus attentive nous conduirait fort probablement à un verdict nuancé, à savoir que ces médias, en soi, ne conduisent pas à un espace public plus ou moins «habermassien», mais que tout dépend de l’usage qu’on en fait et, par ces médias sociaux, je suppose que certains en font un usage très réducteur (un coup de gueule en 140 caractères) alors que d’autres les mobilisent pour élargir le débat (se servir de Twitter pour conduire vers des analyses substantielles sur ces enjeux).

    Merci pour ce billet.

    Frédérick Bastien
    Département d'information et de communication
    Université Laval

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