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Le paradoxe des inégalités de revenus

Une idée reçue veut que les ménages riches se soient enrichis davantage, ces dernières années, alors que les ménages pauvres se seraient de leur côté appauvris. Cette idée repose sur l’hypothèse erronée d’un jeu à somme nulle: ce qui est acquis par l’un serait enlevé à l’autre. Or, l’évolution des inégalités au Canada et au Québec ne se présente pas de cette manière. Si les ménages riches accaparent une part plus élevée des revenus de marché (salaires, gains d’emploi autonomes, revenus de placements), le taux de pauvreté n’augmente pas et les pauvres ne sont pas devenus plus pauvres au Canada (alors que la situation est différente aux États-Unis).

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S’agit-il là d’une observation paradoxale? Oui à première vue, mais non en réalité. L’État-providence continue en effet à fonctionner dans notre société, améliorant le sort des démunis et des ménages à faible revenu, mais les forces du marché et les mutations dans les genres de vie favorisent de leur côté les ménages au haut de l’échelle sociale. Il en résulte une société plus inégalitaire, mais sans que la pauvreté n’augmente.

Pour le montrer, j’utiliserai un indice statistique très parlant et encore peu connu: l’indice de Palma. Après l’avoir expliqué, je présenterai la mesure des inégalités qu’il autorise et dégagerai les conclusions qu’on peut en tirer.

L’indice de Palma
L’indice de Palma est la somme des revenus (mesurés selon diverses définitions) gagnés par les personnes ou les ménages situés dans le décile supérieur (les 10% supérieurs), divisée par la somme des revenus acquis par les 40% de ménages au bas de l’échelle. Cette mesure a l’avantage d’être simple à calculer, contrairement à son cousin, le célèbre indice de Gini, mesure classique des inégalités plus complexe à comprendre et, surtout, sensible à ce qui se passe au centre de la distribution des revenus, ce qui pose problème pour l’examen du paradoxe avancé plus haut.

L’indice de Palma repose sur l’hypothèse que les inégalités sont en grande partie dues à ce qui se passe aux extrémités de la distribution des ressources monétaires. Il permet de voir clairement, dans une mesure synthétique, jusqu’à quel point les taux d’imposition plus élevés payés par les riches et les paiements de transfert reçus par les pauvres réduisent effectivement les inégalités de revenus dans les sociétés ayant des systèmes d’imposition progressifs.

Autrement dit, l’indice exclut du calcul les classes moyennes, situées entre les 40e et 90e percentiles, qui comptent pour environ la moitié des revenus dans les études empiriques menées dans différentes sociétés développées. L’indice de Palma mesure l’inégalité entre les extrêmes de la distribution, et on peut le calculer à partir d’enquêtes comparables répétées dans le temps, ce qui rend possible l’analyse de l’évolution de la distribution des revenus (selon diverses définitions): la part des hauts revenus augmente-t-elle? Celle des faibles revenus tend-elle à baisser ou à augmenter selon les mécanismes de redistribution?

Par ailleurs, l’indice de Palma est approprié pour mesurer l’effet réel des politiques de développement des pays émergents: la croissance profite-t-elle aux plus riches ou aux plus pauvres? Pour l’illustrer, voyons un exemple. Les classes moyennes perçoivent environ 50% du revenu national au Honduras et au Maroc, mais l’indice de Palma est fort différent dans les 2 pays, soit 5,21 au Honduras et 1,96 au Maroc (les indices de Gini sont respectivement de 0,57 et 0,41): les ménages riches du Honduras reçoivent 5,21 fois l’ensemble des revenus des 40% de ménages qui sont au bas de l’échelle. Le Honduras est donc une société plus inégalitaire que le Maroc, et l’indice de Palma permet d’interpréter cette inégalité en montrant qu’il y a concentration plus élevée des revenus au sommet, ce qui est important pour l’élaboration de politiques correctives.

L’inégalité des revenus de marché augmente
Revenons au Québec et calculons l’indice de Palma pour diverses années, soit de 1969 à 2009. La proportion de revenus de marché qui va aux ménages du décile supérieur augmente sur une période de 40 ans de manière continue alors que celle des ménages situés au bas de l’échelle régresse. L’indice de Palma passe en effet de 1,72 en 1969 à 3,8 en 1986, puis à 4,37 en 1998 avant de descendre à 3,52 en 2009 (dernière année disponible). Le total des revenus de marché des ménages au haut de l’échelle a donc varié de 3,5 à plus de 4,4 fois les revenus perçus par les 40% de ménages situés au bas de l’échelle.

L’inégalité caractérisant les revenus de marché a donc nettement augmentée au Québec au cours des 40 dernières années. Un autre facteur a cependant joué, soit les changements dans la composition des ménages, notamment au bas de l’échelle des revenus. On y trouve davantage de ménages formés de personne seules, de familles monoparentales, de retraités, etc. Ainsi, les écarts sont-ils moins élevés au sein des ménages comptants 2 personnes ou plus (1,4 en 1969, 2,0 en 1986, 2,4 en 1998 et 2,3 en 2009), mais la tendance à la hausse des inégalités reste marquée.

Cette tendance d’ensemble s’explique par un jeu de facteurs divers en lien avec le marché du travail, mais aussi avec les genres de vie: rente aux diplômes d’études supérieures, augmentation du nombre de diplômés, avènement du double revenu dans les couples au cours de la période étudiée, multiplication du nombre de ménages vivant de l’aide de dernier recours, fractionnement des ménages à la suite de divorces, montée de la monoparentalité, hausse de la part des revenus de placement, etc.

Le revenu de marché est une composante importante des ressources des ménages, mais on doit aussi considérer d’autres éléments qui entrent en ligne de compte, soit les impôts directs payés (plus élevés chez les riches) et les paiements de transfert (une composante importante dans les ménages pauvres).

L’État-providence réduit moins efficacement les inégalités de revenus de marché
Le calcul de l’indice de Palma confirme que les paiements de transfert et les impôts directs réduisent l’écart entre les ménages riches et ceux qui sont au bas de l’échelle des revenus. L’indice était un peu inférieur à 1,0 dans les années 1970 et au début des années 1980. Nous en tirons 2 conclusions:
   1. L’intervention de l’État-providence a réduit les inégalités de revenus.
   2. Encore plus important, cette intervention a neutralisé la hausse des inégalités de revenus de marché pendant cette période. En effet, l’indice de Palma mesuré pour les revenus disponibles était resté très stable avant les années 1990 alors qu’il avait augmenté dans le cas des revenus de marché.

L’intervention de l’État a continué à réduire les inégalités par la suite, dans les années 1990 et 2000, mais un changement majeur s’est produit: elle est devenue moins efficace pour contrer la hausse des inégalités socioéconomiques engendrées par le marché. L’indice de Palma calculé pour les revenus disponibles –qui tournait auparavant autour de 1,0– a en effet augmenté d’environ 10% dans les années 2000. L’examen des moyennes de revenus montre clairement que cela est dû au fait que les ménages au haut de l’échelle ont accru leur part des revenus totaux, mais non au détriment des ménages situés au bas de l’échelle.

2 ensembles de facteurs sont responsables de cette hausse. Tout d’abord, les revenus de marché sont devenus davantage inégaux, mais il ne faudrait pas oublier un autre facteur important: les caractéristiques des ménages ont changé. Les ménages à 2 revenus élevés sont plus nombreux, notamment à cause de l’homogamie des statuts (les diplômés universitaires se marient entre eux, par exemple). Or, l’intervention étatique parvient plus difficilement à contrer ces facteurs qui sont à la source de plus grandes inégalités. L’État, par contre, continue d’influencer favorablement ce qui se passe à la base de l’échelle sociale.

C’est ce qui explique le paradoxe que l’inégalité augmente alors que le niveau de pauvreté ne se détériore pas.

Le Québec se démarque du Canada
Les indices de Palma étaient assez proches au Québec et au Canada dans les années 1970, 1980 et 1990. La situation est très différentes dans les années 2000, car on observe une hausse importante de cet indice dans l’ensemble canadien (autour de 25%), hausse plus élevée que celle qui caractérise la situation du Québec (10%). Les inégalités de revenus sont donc plus élevées au Canada qu’au Québec dans les années 2000.

2 facteurs expliquent ces différences:
    1. Il y a plus de ménages riches dans les provinces anglophones qu’au Québec. Comme ce sont eux qui ont accaparé la part du lion des hausses de revenus de marché, cela a eu un effet direct sur les inégalités à l’échelle du Canada.
    2. L’État-providence québécois favorise la redistribution, notamment par la fiscalité (crédits d’impôt aux familles monoparentales, taux d’imposition élevé des ménages plus riches, etc.), ce qui a profité aux ménages à bas revenu.

Une limite: qu’advient-il du 1% supérieur?
Les diverses enquêtes auprès des ménages menées par Statistique Canada, à partir desquelles nous calculons l’indice de Palma, comportent une importante limite. Elles ne rejoignent pas de manière statistiquement satisfaisante les ménages situés au sommet de l’échelle des revenus, là où se concentre une part de plus en plus élevée des revenus courants et de l’épargne. Différentes études faites notamment avec les revenus fiscaux donnent à penser que le 1% supérieur (et même une fraction de ce 1%) a accaparé une part importante de l’ensemble des revenus gagnés depuis un quart de siècle. Si cela est juste, on peut conclure que les mesures classiques des inégalités sous-estiment en fait leur ampleur.

Michael Wolfson (Statistique Canada), Mike Veall (McMaster University) et Neil Brooks (York University) ont publié en 2014 une étude –Piercing the Veil (2014)1– qui conclut que les approches traditionnelles de mesure des inégalités sous-estimaient leur ampleur, notamment à cause de l’évasion fiscale et parce que les familles les plus riches parvenaient à placer la totalité ou une partie de leurs revenus dans des fiducies privées ou des compagnies privées qui les amenaient à ne pas payer tous les impôts qui leur seraient normalement imputés. Selon leur rapport, le 1% supérieur gagne environ 13,3% de tous les revenus individuels en 2011. Or, les enquêtes comme celles que nous avons utilisées parviennent plus difficilement à joindre ce segment de population.

1 Voir l’article de Janet McFarland, «Income inequality grows even wider», The Globe and Mail, le 16 juin 2014, p. B1.

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