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Photo de Agnès Blais

Petite répression deviendra grande

Certains litiges insensés peuvent survenir en Russie et inversent le sens de la justice: les innocents deviennent coupables et les vrais coupables sont absous. Il n’est pas aisé de démonter la chaîne illogique, faite de fausses preuves et de fautes officiellement banales, mais lourdes de conséquences, pour en dégager les motifs politiques. Je me lance dans la description d’une de ces affaires kafkaïennes.

Quand le système gouvernemental et son bras judiciaire se dressent contre une organisation ou une personne, il est extrêmement difficile de les arrêter. Mus par la répression et l’arbitraire, ils écrasent les projets et leurs auteurs. Anastasia Denisova, directrice de l’association ETnIKA, a été confrontée à cette roue implacable du pouvoir.

En lutte contre le racisme
ETnIKA est une petite ONG qui réalise diverses activités éducatives pour lutter contre le racisme en Russie et promouvoir la tolérance. Chaque été, ETnIKA organise, entre autres, le camp de vacances des jeunes du Kouban pour la Tolérance qui réunit 25 adolescents représentant différentes communautés culturelles du territoire de Krasnodar (au nord du Caucase): Arméniens, Géorgiens, Grecs, Coréens, Turc-Meskhètes, Adygués, Russes, Juifs, Allemands et autres. Les jeunes étudient les conflits, la tolérance, les droits de l’homme, les stéréotypes.

Au départ, ETnIKA voulait travailler avec le soutien du pouvoir, ce qui a d’abord bien fonctionné. Le délégué aux droits de l’homme de la Fédération de Russie était venu au camp de vacances d’ETnIKA et l’administration municipale de Krasnodar avait même donné de l’argent pour le camp suivant.

Les problèmes ont commencé en 2006, après la participation d’ETnIKA à une recherche sur les étudiants étrangers. Lors d’une table ronde à Krasnodar, ETnIKA a présenté les conclusions d’un groupe de discussion (focus group) qui montraient que les étudiants étrangers étaient confrontés à de graves problèmes avec la police et craignaient pour leur sécurité. Au lieu d’engager un dialogue constructif, la discussion a connu une issue scandaleuse: le fonctionnaire de l’administration municipale a aussitôt appelé un ex-étudiant étranger pour qu’il témoigne qu’il n’y avait aucun problème ni aucune violence de la police à l’égard des étudiants étrangers. Le fonctionnaire a ensuite sommé ETnIKA de s’occuper, comme son nom l’indique, des minorités ethniques et non des étudiants étrangers.

La situation a aussitôt dégénéré –de façon absurde mais organisée: 3 ans de harcèlement envers Anastasia Denisova s’ensuivirent.

En 2007, les inspections ont commencé, de la part des services d’enregistrement fédéraux (FRS), pour vérifier la légalité d’ETnIKA, de la banque «Kouban Kredit» et du fisc. L’inspection par les services d’enregistrement fédéraux s’est aussi terminée par un scandale, car à la place des 3 représentants déclarés de ce service, sont venus 2 travailleurs, l’un de l’administration locale et l’autre du ministère de l’Intérieur. Ils ont posé des questions sur les voyages à l’étranger d’Anastasia Denisova et sur les thèmes de ses dossiers. L’inspection fiscale a finalement trouvé que la somme des impôts non payés par ETnIKA s’élevait à 140 000 roubles (5000$). Il aura fallu 2 ans à Anastasia et à son avocate pour faire appel du jugement fiscal, d’abord à la cour d’arbitrage de Krasnodar, puis à la cour d’arbitrage de Rostov-sur-le-Don. Celle-ci a diminué le montant de la peine à 90 000 roubles.

Le harcèlement reprend
En août 2009, Anastasia et un collègue photojournaliste sont arrêtés à la frontière entre la Russie et l’Abkhazie (une république russe qui a déclaré unilatéralement sont indépendance) et interrogés pendant 7 heures sans raison officielle. En septembre, un journal de l’administration de Krasnodar publie un article accusant Anastasia d’incitation à la révolte nationale et à la haine par ses écrits sur la xénophobie dans la région et ses actions de soutien au dialogue russo-géorgien. En octobre, un officier des services de sécurité de l’aéroport de Krasnodar empêche Anastasia de prendre son vol pour Varsovie où elle doit participer à une conférence de l’Organisation de la sécurité et de la coopération avec l’Europe (OSCE).

En janvier 2010, des policiers de la brigade criminelle de Krasnodar fouillent son appartement, prétextant la recherche de matériel informatique piraté dans le cadre d’une enquête pour terrorisme. Ils saisissent son ordinateur et son disque dur externe.

Après 3 ans de harcèlement, Anastasia est interpellée en 2010 et suspectée «d’avoir violé des droits d’auteur en utilisant un logiciel piraté et de transport et entreposage de copies piratées dans le but d’en faire la vente à grande échelle en utilisant sa position officielle». Des poursuites criminelles sont intentées contre elle. Elle encourt 6 ans de prison et une amende de 500 000 roubles (11 700 euros).

«Il faut croire qu’en dépit de tout bon sens, les services de sécurité régionaux m’ont déclaré une guerre personnelle, écrit-elle sur son blogue. Il est plus facile, pour les services de sécurité et le pouvoir, de fermer une organisation, d’intenter un procès criminel contre sa directrice pour contrefaçon et extrémisme que de s’occuper des problème sociaux du territoire, comme la non-reconnaissance de quelques centaines de citoyens russes [les Turcs Meskhètes rapatriés d’Ouzbékistan où ils avaient été déportés de Géorgie par Staline] arrivés en 1988».

Dénouement heureux grâce aux appuis russes et  internationaux
Une grande mobilisation des ONG, russes et internationales, de défense des droits de l’homme s’engage alors. Elle portera fruits.

Le 19 avril 2010, le bureau du procureur envoie une lettre à l’avocate d’Anastasia, l’informant que les poursuites criminelles contre sa cliente ont été abandonnées en l’absence d’actes criminels. Après avoir attendu les excuses officielles qu’était sommé de lui adresser le procureur de Krasnodar, Anastasia lui écrit pour les réclamer. «Pour moi, il était moralement important de recevoir ces excuses et cet acte de justice, car je n’étais coupable de rien», a-t-elle dit au journal Caucasian Knot. Elle les recevra quelque temps après.

«Quels étaient mes projets et mes rêves?, écrit Anastasia sur son blogue. Organiser des excursions pour les écoliers de Krasnodar, sur les lieux de l’occupation nazie lors de la Grande Guerre patriotique (Deuxième Guerre mondiale) et de la libération du fascisme. Nous voulions créer une exposition dans les écoles de la ville sur le destin d’Anne Frank. Il semble qu’on n’en ait pas besoin ici.»

Aujourd’hui, Anastasia Denisova continue de lutter en tant que défenseur des droits et, avec le concours d’ONG russes, vient en aide aux victimes d’attaques racistes en Russie. Elle travaille aussi au conseil de coordination du Youth for Human Rights Movement. Cet organisme avait d’ailleurs suivi de près ses démêlées avec les autorités.

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  1. Publié le 14 mars 2012 | Par J.F.Berton

    Comme ça, on ne sort pas du totalitarisme aussi facilement! En sortira-t-on un jour?
    L'ombre de Staline n'est pas encore très loin.
    Bon courage

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