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Photo de André Desrochers

Pour un relativisme écosystémique

Été comme hiver, la beauté naturelle des forêts attire des millions de personnes, que ce soit pour l’aventure, la contemplation ou les deux. Bien sûr, toutes les forêts ne sont pas également appréciées. Une plantation où tous les arbres sont en rangées plus prévisibles les unes que les autres fera saliver le bûcheron, mais laissera le randonneur sur son appétit. Par contre, une forêt diversifiée deviendra un cauchemar pour notre bûcheron tout en offrant au randonneur des surprises à chaque détour, des histoires à raconter…

ecosystemique

Depuis des décennies, le secteur forestier québécois peine à définir un concept d’aménagement des forêts qui puisse satisfaire les besoins changeants et contradictoires de la population. On aimerait avoir une forêt qui plaît à tous, et la dernière tentative pour tendre vers cette utopie s’appelle «aménagement écosystémique».

Un paradigme à la mode
L’aménagement écosystémique vise à maintenir les paramètres d’une forêt à l’intérieur des limites de la variabilité naturelle, d’un site à l’autre ou d’une période à l’autre dans le temps. L’idée ne se limite pas aux forêts, mais c’est sans doute dans ce milieu qu’elle est la plus véhiculée. On voudrait maintenir la forêt dans sa «zone de confort» en imitant tant bien que mal les perturbations naturelles qui la façonnent, comme les incendies forestiers, les chablis et les épidémies d’insectes1. De cette manière, on aimerait maintenir la résistance et la résilience de ces milieux, 2 propriétés distinctes que les écologistes forestiers jugent souhaitables sinon essentielles. Et conserver la biodiversité, bien sûr. L’aménagement écosystémique est actuellement le chouchou du ministère responsable des forêts2 qui travaille à intégrer ce paradigme un peu partout dans les étendues boisées du Québec.

À prime abord, difficile d’être contre l’aménagement écosystémique, car il s’appuie sur la naturalité, dont les qualités sont acclamées par la masse tout aussi automatiquement que la vertu, la tarte aux pommes et Xavier Dolan. Mais c’est quoi au juste, la naturalité? Pour moi, c’est comme la beauté: est naturel ce qui est normalement perçu comme naturel. Raisonnement circulaire, donc, mais je vous mets au défi de trouver une définition objective de ce terme. Pas une définition par consensus, une définition objective. Si on accepte que la naturalité est une idée profondément subjective, on doit conclure que l’aménagement écosystémique, si rationnel soit-il, est un géant aux pieds d’argile.

Ah, la forêt préindustrielle!
Un autre problème, c’est que la forêt évolue considérablement dans le temps, à la suite d’une combinaison indéchiffrable d’interventions humaines, de phénomènes écologiques et d’accidents historiques. On peut bien vouloir tracer les limites de cette évolution ou de cette variabilité, mais on arrive rapidement à des absurdités. Par exemple, si on était capable d’avoir un portrait détaillé d’une forêt québécoise depuis 15 000 ans… En remontant dans le temps, on verrait les limites de variabilité de cette forêt s’éloigner l’une de l’autre, notamment à cause des changements climatiques, pour éventuellement se fixer entre la calotte glaciaire et la forêt actuelle, ou quelque chose de plus luxuriant encore. Il serait bien sûr absurde de veiller à maintenir cette forêt entre ces 2 situations extrêmes, car cela reviendrait au «bar ouvert» où toute intervention, même dévastatrice, serait permise.

Alors on se fixe une période totalement arbitraire dans le temps, généralement la forêt préindustrielle, et on espère que personne ne posera de questions embarrassantes sur ce choix. Pourtant, la forêt préindustrielle n’a rien de spécial, écologiquement parlant, sinon que s’y référer fait ressortir pour certains notre appétit destructeur, les travers du capitalisme et je ne sais quelle autre fixation de nos écologistes misanthropes et de notre Occident qui se déteste. Une cible culpabilisante, en quelque sorte.

Pourtant, la forêt et le reste de la nature au temps de Jacques Cartier n’étaient pas plus un résultat inévitable ou objectivement «meilleur» que leurs pendants actuels, même si, personnellement, j’aime le fait qu’ils étaient davantage peuplés d’oiseaux… Ces milieux étaient eux-mêmes issus d’une série d’accidents historiques, petits et grands, tout comme l’est la forêt actuelle, et notre appréciation de ces anciennes forêts est directement proportionnelle à notre haine de l’humain colonisateur. Des espèces sont apparues, d’autres ont disparu. Même si les concepts ont évolué, vouloir limiter la variabilité des écosystèmes et de leur biodiversité à l’intérieur de paramètres historiques revient à recycler l’approche discréditée de la «cloche à fromage», c’est-à-dire un conservationnisme extrême qui opposait nature et humain de manière caricaturale. La cloche à fromage s’est élargie, mais le jupon dépasse toujours.

Entre la forêt vierge et la forêt Frankenstein
Bien sûr, affirmer qu’une période de référence dans le temps est automatiquement arbitraire est une idée très dangereuse. Certains craignent, avec raison, que si on en venait à abandonner les objectifs de «naturalité» ou de convergence vers un état passé, la porte s’ouvrirait à toutes sortes d’improvisations visant à créer des designer ecosystems dont le but serait de satisfaire nos caprices du moment sans égard à ce qui était présent autrefois. Devant une compréhension encore limitée de nos écosystèmes, l’idée d’en créer des inédits en se foutant de la naturalité a de quoi faire peur aux âmes sensibles, et pourrait évoquer le spectre de Frankenstein.

À l’inverse, aspirer à revenir à des forêts dignes du passé lointain relève de l’utopie devant des conditions environnementales sans cesse en évolution. Même la quête du «juste milieu», sous-jacente à l’aménagement écosystémique, risque de coûter très cher à l’État, car elle causera inévitablement de longues et vaines réflexions sur les objectifs à atteindre par notre bureaucratie forestière dont les paradigmes varient au fil des années comme un mouvement brownien. Sans compter les diverses contraintes byzantines avec lesquelles l’industrie forestière devra composer.

Je me demande donc: est-ce que la crainte de sortir nos forêts de leur «zone de confort» est justifiée? Une collègue me disait qu’un débat sur la question fait actuellement rage dans la littérature scientifique en écologie forestière. Certains auteurs comme Richard J. Hobbs3 semblent à l’aise avec la création de nouveaux écosystèmes par les humains, y voyant même de nouvelles occasions à saisir.

Relativiser les choses
Au fond, l’aménagement écosystémique repose sur l’idée qu’à un endroit donné existe une «forêt idéale» vers laquelle on devrait tendre. L’antithèse de cette idée d’aménagement serait le relativisme écosystémique, c’est-à-dire l’idée que tous les écosystèmes se valent, du moins à l’intérieur de certaines limites (selon le type de vocation, par exemple: forestière, agricole ou urbaine). Je suis plutôt relativiste, car si vous me demandez de dire si une forêt donnée devrait être une sapinière, une pinède ou un mélange, je vous offrirai un beau haussement d’épaules. Je n’ai pas de référence autre que celle de mon appréciation bien personnelle, esthétique ou utilitaire de ces milieux et je me méfie profondément des technocrates qui voilent des jugements de valeur sous des apparences scientifiques. Pour moi, tous ces types de forêts ont leur intérêt, pourvu qu’on puisse en trouver des exemples ici et là à travers le paysage. Pour d’autres, la forêt d’il y a 200 ans est un idéal à viser. C’est peut-être là, dans la pluralité de nos points de vue, que se trouve la sagesse dans notre «gestion» de ces écosystèmes qu’on aime.

1 Gauthier et al. 2008. Aménagement écosystémique en forêt boréale. PUQ.

2 Et dont le nom change trop souvent pour mériter d’être mentionné.

3 Hobbs et al. 2006. «Novel ecosystems: theoretical and management aspects of the new ecological world order». Global Ecology and Biogeography 15: 1-7.

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  1. Publié le 14 février 2015 | Par Samuel Sioui

    Merci pour ces pistes de réflexion. Au risque de me lancer dans un discours qui pourrait sembler utopique, la solution d'une gestion écosystémique des forêts ne résiderait-elle pas dans l'exploitation intensive des parcelles de proximité couplé à une protection des zones en périphéries? Ainsi, on évite la construction coûteuse de chemins forestiers sur un vaste territoire ainsi que la perturbation des écosystèmes naturels. On diminue les coûts de transport ainsi que les gaz émis par les véhicules lourds qui se déplacent moins loin pour effectuer leur récolte... Bref, n'y aurait-il pas moyen de restructurer le réseau «cartographique» forestier au Québec?
  2. Publié le 12 février 2015 | Par François Hébert

  3. Publié le 12 février 2015 | Par Martin Barrette

    @ André Desrochers: En effet, naturelle mérite aussi des guillemets. La définition de ce qui est naturel n'est pas qu'objective et nécessite notre jugement le plus éclairé.
  4. Publié le 12 février 2015 | Par André Desrochers

    @ Martin Barrette: Il n'y a pas de réponse objective à la question «c'est quoi la bonne diversité à protéger». Je crois que tu partages, au fond, cette opinion, puisque tu mets le terme «bonne» entre guillemets. Je mettrais aussi des guillemets autour de «naturelle», car c'est aussi une idée un peu nébuleuse. Mais bien sûr, on peut comme société décider, arbitrairement, que la forêt préindustrielle est notre guide. La décision nous revient, il faut l'assumer et cesser d'essayer d'imaginer que cela nous est imposé par une logique implacable ou un grand barbu dans les cieux.
  5. Publié le 12 février 2015 | Par Martin Barrette

    @ André Desrochers: Mais dans un contexte de maintien ou de restauration de la biodiversité, comment fait-on le choix des espèces d'oiseaux pour lesquels on mitigera les impacts de l'aménagement forestier? C'est laquelle la «bonne» diversité à privilégier? Selon moi, c’est pour répondre à ce genre de questions que l’on doit référer à l’écosystème naturel. Et pour l'instant, la forêt préindustrielle est notre meilleure approximation de la forêt naturelle. Ça demeure un sujet de débat très intéressant!
  6. Publié le 11 février 2015 | Par André Desrochers

    @ Martin Barrette: J'ai bien sûr une préférence pour les oiseaux: une diversité élevée, avec un petit plus pour les oiseaux de proie, rendant l'expérience esthétique la plus jouissive possible. :) Mais c'est ma perception très personnelle, que je ne tenterai pas de présenter comme un argument rationnel.
  7. Publié le 11 février 2015 | Par Martin Barrette

    Salut André,

    C'est une lecture très divertissante.

    Tu n'as pas de préférence forestière. Mais as-tu une préférence de biodiversité aviaire?

    Et si oui comment la justifies-tu?
  8. Publié le 11 février 2015 | Par Sébastien

    Bonjour André,
    Merci pour cette source de réflexion.
    Je suis tout à fait d’accord avec votre opinion sur la naturalité, concept trop subjectif selon moi pour être utile en aménagement. Par contre, je voulais approfondir sur la forêt préindustrielle. Il me semble que les dernières réflexions sur ce sujet vont dans le sens de mieux comprendre les évolutions des écosystèmes forestiers sous la pression humaine. C’est-à-dire que d’avoir une bonne idée de l’état de la forêt avant la colonisation et des effets que la pression de l’homme «industriel» sur ces forêts et leur fonctionnement nous permettraient de mieux comprendre comment les composantes de l’écosystème (composition, distribution d’âge, processus écologiques…) réagissent à l’aménagement. Ainsi la forêt pré-industrielle ne servirait pas de cible à atteindre, mais plutôt d’exemple pour ne pas répéter nos «erreurs» du passé.