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Quand les impôts volent la vedette – 2e partie

Dans mon précédent billet, j’évoquais les avantages fiscaux qui sont consentis aux grandes entreprises dans certains pays, dont le Canada. Les bénéfices qu’en retirent ces compagnies sont de plus en plus décriés par les spécialistes et par la population en général. Dans ces circonstances, l’idée de ramener les fondements de la fiscalité vers des bases plus responsables s’impose.

Pour avancer dans cette réflexion, il convient d’abord d’établir ce qui est légal et ce qui ne l’est pas quand vient le temps de réduire ses impôts.

Autrement dit, il faut tracer une ligne entre la réduction maximale légitime de l’impôt et l’évitement fiscal abusif. À cette fin, le législateur fédéral a adopté, en 1988, une règle générale anti-évitement1. Cette modification de la Loi de l’impôt sur le revenu (L.I.R.) est une réponse à l’arrêt Stubart Investments Ltd. c. La Reine dans lequel la Cour a soutenu qu’un contribuable demeure libre de se prévaloir de structure complexe pour des fins fiscales sans interdiction expresse de la loi. En conséquence, les tribunaux n’ont pas à intervenir. La règle générale anti-évitement comporte 3 conditions:

  • Il doit s’agir d’un «avantage fiscal» découlant d’une «opération» au sens des paragraphes. 245(1) et (2) L.I.R.
  • L’opération doit constituer une opération d’évitement visée par le paragraphe. 245(3) L.I.R., en ce sens qu’elle n’a pas été «principalement effectuée pour des objets véritables –l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considérée comme un objet véritable».
  • L’opération d’évitement doit avoir un caractère abusif au sens du paragraphe 245(4) L.I.R2.

Cela dit, il est à noter que la règle générale anti-évitement n’a pas pour effet de supprimer tout avantage fiscal en droit canadien. Comme l’ont rappelé les juges, le manque de certitude ayant trait à l’évitement abusif sera interprété en faveur du contribuable.

Construire une fiscalité responsable
L’impôt est un moyen de consacrer à la société une partie des richesses issues de l’activité économique3. Il est une condition du développement social. Les travaux universitaires faisant le lien entre RSE, morale et fiscalité émergent4. Pour que la rencontre entre ces notions s’opère, il faut néanmoins faire tomber plusieurs croyances fortement ancrées:

  • Une faible fiscalité des sociétés par actions serait un élément essentiel favorisant les entreprises5.
  • Les entreprises ne devraient satisfaire que l’intérêt de leurs actionnaires, quitte à justifier n’importe quelle stratégie mise en place.
  • Les conséquences négatives de l’activité des entreprises devraient être assumées par les tiers.
  • Les pratiques de réduction de la charge fiscale ne devraient pas s’embarrasser de considérations morales.
  • La fiscalité n’a pas sa place dans le débat sur la RSE.

Il faut également considérer qu’en plus des entreprises, plusieurs professionnels (fiscalistes, comptables, avocats, etc.) sont concernés par cette prise de conscience à propos de la nécessité que tous les citoyens (personnes physiques et morales) paient leur juste part d’impôt. L’enjeu de cette remise en question est crucial: les pratiques contestables des entreprises dans le domaine de la fiscalité (qui leur procurent un bénéfice sous la forme d’une économie d’impôt) entraînent une érosion de l’assiette fiscale et des recettes gouvernementales. Ce manque à gagner a des conséquences pour l’ensemble de la société et se traduit souvent par l’imposition plus forte d’autres catégories de contribuables.

Le débat sur l’encadrement des pratiques fiscales des multinationales rappelle une vérité que connaissent les juristes: le droit n’est pas que technique, il traduit des valeurs sur lesquelles une société se bâtit. Légalité n’est pas moralité, mais l’une et l’autre doivent aller de pair, surtout lorsqu’il est question de RSE.

La technique juridique et la pratique fiscale ne devraient-elles pas s’adapter à la réalité d’aujourd’hui, plutôt que se priver d’un comportement plus moral des entreprises? Il est admis de longue date que la morale est un instrument de correction de la mise en œuvre des règles juridiques, soit par l’opposition qu’elle cause au résultat de la règle, soit par l’orientation qu’elle donne à ce résultat. Encore faut-il se le rappeler et l’appliquer au domaine fiscal…

La nécessité d’une volonté politique
À vrai dire, la fiscalité des entreprises et leur imposition s’avèrent aujourd’hui un sujet plus politique que toute autre chose6. À ce propos, le travail de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) est à saluer tant il est devenu majeur dans ce débat. En 2015, l’OCDE a conclu des accords sur un ensemble de 15 mesures destinées à contrer les structures de transfert des bénéfices et l’érosion de la base d’imposition (Base Erosion and Profit Shifting (BEPS)). L’objectif de ces actions est de distinguer le lieu où les bénéfices sont imposés et celui de l’exercice des activités économiques et de la création de la valeur. Une fois ces actions mises en place, les dispositifs laissant libre cours à une double non-imposition devraient être éradiqués.

La puissance des Google, Apple, Facebook et Amazon7 nous rappelle qu’un meilleur encadrement des pratiques fiscales ne peut se faire sans une volonté politique de responsabiliser les entreprises, notamment les multinationales. Il est plus que temps d’y voir, car échapper à l’impôt revient à agir contre l’intérêt général: «Le principal objectif [des multinationales] n’est pas le développement économique et social des Canadiens. Ces entreprises ne sont plus seulement des multinationales au sens classique du terme, mais sont devenues, grâce à notre inaction collective, de véritables entreprises supranationales opérant partout dans le monde tout en n’étant fiscalement responsables nulle part»8.

«La guerre fiscale internationale qui se joue maintenant marque aussi l’éveil d’une conscience mondiale à l’enjeu fondamental que constitue la concurrence fiscale excessive qui amenuise le pouvoir des États souverains et réduit leur champ d’action publique dans les secteurs névralgiques que sont notamment l’environnement, l’éducation et la santé»9.

D’ailleurs, aussi manipulatrices, mercantilistes et irresponsables qu’elles puissent être, les grandes entreprises ont peut-être tout intérêt à se lancer dans une réflexion sur une RSE fiscale. En effet, recourir à diverses manœuvres dans le but de réduire le montant de leurs impôts demeurera toujours un facteur de risque susceptible de nuire à leurs affaires en détruisant leur réputation.

***
Ce billet doit beaucoup à l’excellent travail et au riche partage de réflexions faits avec Mmes Sophie D’Entremont et Alice Tremblay que j’ai eu le plaisir de diriger lors de recherches effectuées durant leur baccalauréat en droit. Le suivi effectué dans le cadre d’un cours et les discussions qui en ont résulté ont alimenté les réflexions exposées dans ce billet. Je les en remercie.

1 Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985 (5e supp.), c. 1, art. 245.

2 «Le ministre ou le tribunal dispose d’une certaine latitude pour décider s’il y a abus. Elle ne donne pas une définition précise de l’abus» (Hypothèque Trustco Canada Canada, 2005 CSC 54, au par. 37).

3 Gérald FILLION, «Un virus nommé taxe», Radio-Canada, 13 octobre 2017.

4 Par exemple, voir: Hans GRIBNAU, «Corporate Social Responsibility and Tax Planning: Not by Rules Alone», Social & Legal Studies, 2015, Vol. 24, no2, p. 225; Allison CHRISTIANS, «Avoidance, Evasion, and Taxpayer Morality», Washington University Journal of Law and Policy, 2014, Vol. 44, p. 39; Reuven S. AVI-YONAH, «Corporate Taxation and Corporate Social Responsibility», New York University Journal of Law & Business, 2014, Vol. 11, no 1, p. 1; Grahame R. DOWLING, «The Curious Case of Corporate Tax Avoidance: Is it Socially Irresponsible?», Journal of Business Ethics, 2014, Vol. 124, no 1, p. 173; Rhys JENKINS et Peter NEWELL, «CSR, Tax and Development», Third World Quarterly, 2013, Vol. 34, no 3, p. 378; Pieter DIETSCH, «Asking the Fox to Guard the Henhouse: The Tax Planning Industry and Corporate Social Responsibility», Ethical Perspectives, 2011, Vol. 18, p. 341.

5 CPA, Fraude fiscale, évitement fiscal et concurrence: Analyse de la problématique des impôts sur les bénéfices des sociétés et solutions possibles, novembre 2013, à la p. 1.

6 Raphaël BOUVIER-AUCLAIR, «Google, Amazon, Microsoft et Facebook à l’assaut du gouvernement canadien», Radio-Canada, 31 octobre 2017.

7 Marc RAMEAUX, «Les GAFA élevés au rang de puissance diplomatique ou la tyrannie des géants du Web»Lefigaro.fr, 2 février 2017.

8 Marwah RIZQY, L’évasion fiscale et l’évitement fiscal grâce aux paradis fiscaux, Mémoire pour la Commission des finances publiques dans le cadre de son mandat d’initiative sur le phénomène du recours aux paradis fiscaux, Université de Sherbrooke, 15 septembre 2016.

9 Brigitte ALEPIN et Louise OTIS, «Sommes-nous en guerre fiscale?», Le Devoir, 20 décembre 2017.

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