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Printemps 2007

Hélène Dorion et les chemins de l’écriture

Saluée internationalement, la poète poursuit sa quête existentielle et son exploration des mots.

Des kilomètres à parcourir pour aller à la rencontre d’Hélène Dorion, c’est-à-dire deux heures entières pour me replonger dans ses poèmes. Depuis quelques semaines, cette poésie me chambarde, m’oblige à revenir à l’essentiel. Le tête-à-tête avec la poète sera-t-il à la mesure de ma découverte? Mes inquiétudes s’évanouissent dès les premières paroles échangées: Hélène Dorion est généreuse, s’exprime avec familiarité. Bientôt, ses mains découpent l’espace et je suis frappée par la justesse de ses mots. Cette femme lumineuse et engagée aurait pu devenir avocate, à la façon de Louise Arbour, cinéaste comme Manon Barbeau, ou alors médecin de brousse. Mais c’est très tôt qu’elle a pris le chemin de l’écriture, une voie risquée et essentielle à sa quête de sens, de l’Autre aussi.

Native de Québec, Hélène Dorion (Philosophie 1980; Français 1981 et 1985) a été l’une des premières diplômées de la maîtrise en création littéraire à l’Université Laval. C’est dans la jeune vingtaine qu’elle a pris la décision ferme d’écrire, après avoir tâté de la philosophie. Au fil de 25 ans d’écriture, elle a bâti une œuvre importante qui comprend une vingtaine de recueils de poésie, un essai et un roman. Poète des origines, elle interroge la condition humaine et fonde son œuvre autour de trois questions essentielles: Qui sommes-nous? D’où venons-nous? Où allons-nous? «La poésie permet de poser des questions, et donne la capacité d’habiter le monde, de bâtir des ponts entre ce monde et soi», explique-t-elle. Sans compter que, pour elle, la poésie restitue, jour après jour, le mystère et l’étonnement d’être vivante.

Le doute et l’inquiétude

«Ce qui est notable, chez Hélène Dorion, c’est la qualité de son œuvre et sa constance en écriture, commente François Dumont, professeur au Département des littératures et spécialiste de la poésie québécoise. Poète de l’intime, elle est très proche d’Hector de Saint-Denys Garneau et de Jacques Brault, dont la poésie a une dimension spirituelle, non pas au sens religieux, mais plutôt parce qu’elle aborde les aspects fondamentaux de l’existence.» Un critique français a par ailleurs qualifié le travail d’Hélène Dorion de «poésie de l’inquiétude, hantée par la précarité de l’existence humaine». De recueil en recueil, l’écrivaine explore des thèmes universels: le rapport à l’autre et au réel avec Un visage appuyé contre le monde (1990), le vide et l’absence dans Sans bord, sans bout du monde (1995), la question des origines en parallèle avec l’histoire de l’univers dans Les murs de la grotte (1998) ou encore les lieux dans son tout récent Ravir: les lieux (2005), œuvre polyphonique qui réunit plusieurs villes, philosophes et écrivains.

Ce dernier recueil a marqué un tournant dans la carrière d’Hélène Dorion. Ravir: les lieux lui a valu une pluie de distinctions, dont le prix international de l’Académie Mallarmé, décerné pour la première fois à un poète du Québec. «Elle est l’une des rares poètes de sa génération à être remarquablement bien accueillie en France», souligne François Dumont. Il est vrai qu’elle est abondamment publiée dans l’Hexagone et au-delà sur le Vieux Continent, et qu’elle est traduite dans une quinzaine de langues. Aux antipodes de l’écrivaine enfermée dans sa tour d’ivoire, elle participe à plusieurs salons et festivals littéraires, collabore à des récitals de poésie ou, encore, dirige des numéros de revues étrangères consacrés à la poésie québécoise.

Cette activité trépidante traduit bien son engagement dans son art et sa foi totale en la poésie. Elle a d’ailleurs codirigé pendant huit ans (1991-1999) une maison d’édition de premier plan en poésie, le Noroît. Et comment arriver à écrire, à rentrer en soi au milieu de pareil tourbillon d’activités? «J’ai une très bonne capacité de concentration», avoue celle qui a élu domicile dans un petit village des Laurentides, aux abords d’un lac, un lieu qui lui donne pleinement les moyens de goûter à la solitude.
 
En pays de connaissance

Hélène Dorion a beaucoup à dire sur les mots, son matériau de travail et l’instrument de sa quête. «Lorsqu’on commence à écrire, les mots prennent une autre densité», confie-t-elle. Son travail de poète consiste à les manipuler comme une matière aussi concrète que l’argile, à en élargir et en approfondir le sens. «J’ai un immense respect pour eux et je trouve douloureux qu’on les malmène tellement de nos jours, dit-elle. Les mots sont une petite maison de sens dont il faut prendre soin.» Sa découverte des mots qui révèlent le monde sera d’ailleurs foudroyante. Enfant, elle lira tout ce qui lui tombera sous la main, dont les seuls livres de la maison: une encyclopédie médicale en dix volumes.

Le désir d’écrire d’Hélène Dorion se nourrit d’un immense désir de connaître. Un legs de son père, homme curieux au savoir éclectique. De sa mère, elle tirera la certitude que la connaissance ne doit pas être qu’intellectuelle, mais incarnée et intimement liée à la vie. En optant pour un baccalauréat en philosophie à 20 ans, elle a l’impression que c’est le monde qui s’ouvre devant elle, et trouve merveilleux de ne rien comprendre au début. Sa préférence va bien vite à des philosophes très proches de la littérature: Camus, Nietzsche, Sartre, Hermann Hesse. «À cette époque, je pensais déjà écrire, mais sur la philosophie. Ce sont des philosophes de l’art comme Kandinsky qui m’ont menée à l’écriture, mais surtout un poème de Jacques Brault qui m’a révélé la densité des mots.»

Elle se tourne désormais vers cette autre voie pour «interroger le mystère de l’être et celui du monde». Entière en toute chose, elle rattrape le temps perdu en s’inscrivant au certificat en littérature québécoise, dévorant à la douzaine les classiques jamais lus. Puis, c’est la maîtrise en création littéraire durant laquelle elle publie son premier recueil de poèmes aux éditions du Noroît, L’intervalle prolongé suivi de La chute requise (1983). Cet événement la conforte dans sa vocation, tandis que, toujours étudiante, elle multiplie les activités littéraires: elle se fait critique pour la revue Estuaire, auxiliaire de recherche pour le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec et même chargée de cours en théâtre. À la fin de sa maîtrise, le recueil de poèmes Hors champ voit le jour.
 
Une étrange rébellion

Selon Hélène Dorion, vivre véritablement –tout comme écrire– exige une part de risque. Le travail en poésie consiste, chez elle, à ébranler les certitudes. Cette part d’inconnu vaut aussi pour le lecteur, souvent déstabilisé. «Plusieurs ont peur de la poésie, mais il faut lui donner la chance de nous rejoindre et accepter la part d’ombre qu’elle recèle. Le chemin s’éclaire au fur et à mesure.» En fait, Hélène Dorion croit au pouvoir de transformation de la poésie, tant pour celui qui en écrit que pour celui qui en lit ou en écoute. Elle se prête à divers exercices –lectures publiques, enregistrement de poèmes mis en musique– afin de mettre le plus grand nombre de gens possible en contact avec cette forme d’art. «Si ces activités permettent à une personne, une seule, de changer son regard sur la vie et qu’il lui en reste quelque chose, le but est atteint.»

L’entrevue tirant à sa fin, deux questions me brûlent les lèvres. Le monde d’aujourd’hui, tel qu’il est (bruyant, envahi par la publicité, le vite-digéré), se prête-t-il mal à la poésie? Est-ce que cela expliquerait la désaffection du public pour ce genre littéraire? Elle acquiesce à la première. La poésie est un exercice de lenteur, éloigné de l’agitation quotidienne, ce qui la rend d’autant plus nécessaire dans notre société déboussolée et en quête de spectaculaire. Quant à la désaffection du public, elle n’y croit tout simplement pas. À l’opposé de François Dumont qui estime que le public n’est plus familier avec cette forme de littérature totalement évacuée des médias, Hélène Dorion trouve que les lieux de diffusion de la poésie n’ont jamais été aussi nombreux, l’offre si abondante et le public tant au rendez-vous.
 
De toute façon, la poète ira son chemin, nullement tracé. L’écriture est son lieu de résistance, une étrange rébellion, comme elle l’exprime dans son essai Sous l’arche du temps, qui lui permet de «rester en éveil devant tant de réalité: terre et ciel, vent, et cet invisible et si tangible lieu des possibles d’où l’on respire».

***

JE NE SAIS PAS ENCORE
(Tiré de Un visage appuyé contre le monde, éditions du Noroît/Le Dé bleu)

Si la vie n’est pas
ce vers quoi nous ne pouvons retourner;
s’il y a quelque consolation
pour la tristesse qui revient
comme une alerte, la marque visible
de ce qui lentement se défait
en chacun de nous, le monde cherche sa beauté
et s’il devrait éviter la douleur
je ne sais pas encore.

Pourquoi cette ombre, ce silence
versés dans nos mains
ces manques insaisissables;
au fond de l’air, un oiseau déploie ses ailes
et s’il devrait éviter la douleur
je ne sais pas encore.

Aurons-nous le temps d’aller très loin
de traverser les carrefours, les mers, les nuages
d’habiter ce monde qui va parmi nos pas
d’un infini secret à l’autre, pourrons-nous écouter
le remuement des corps à travers le sable;
aurons-nous le temps
de tout nous dire et d’arrêter d’être effrayés
par nos tendresses, nos chutes communes;

pourrons-nous tout écrire
d’un passage du vent sur nos visages
ces murmures de l’univers, ces éclats d’immensité;
aurons-nous le temps de trouver
un mètre carré de terre et d’y vivre
ce qui nous échappe;

je ne sais pas encore.

***

Lisez le témoignage de trois diplômés sur la vigueur de la poésie dans le pays où ils habitent.
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