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Hiver 2018

Ménages à un: tendance à la hausse

Comment expliquer que le Québec compte parmi les endroits où l'on vit le plus seul sur la planète, par choix ou non?

Voilà 50 ans seulement, c’eût été inimaginable: au Québec, d’après le dernier recensement de Statistique Canada (2016), le tiers des ménages sont composés d’une seule personne. Ce taux représente plus d’un million d’individus dans leur logis sans conjoint, sans enfants, sans parents, même sans colocs.

Mais les solos ne sont pas nécessairement esseulés. Cela dépend de beaucoup de choses, notamment du cycle de vie dans lequel ils se trouvent. Et puis, le ménage à un a plusieurs visages. Mais d’où vient le phénomène? A-t-il des conséquences sur notre société, sur nos relations? Le Québec fait-il bande à part dans cette situation?

Un phénomène occidental
Le Québec est la province canadienne qui, proportionnellement à sa population, héberge le plus grand nombre de ménages d’une seule personne: 33,3% comparativement à 28,2% pour l’ensemble du Canada; des femmes (près de 54%) et des personnes âgées en plus grand nombre. Le Yukon suit de près avec 32,2 %, l’Ontario est en deçà de la moyenne (25,9%) et la Colombie-Britannique, un poil au-dessus (28,8%). Depuis la création du Canada, en 1867, jamais autant de personnes n’ont vécu seules chez elles. Et leur nombre a plus que doublé depuis 1981. Pour la première fois, les ménages formés d’une seule personne sont les plus répandus.

Qu’en est-il ailleurs dans le monde? La situation du Québec se compare à celle de la France. Les États-Unis et le Royaume-Uni présentent à peu près les mêmes chiffres que le Canada, et l’Allemagne figure en haut de la liste avec 41,4% de ménages d’une seule personne. En fait, il s’agit d’une tendance partout en Occident, donc «là où les conditions économiques et sociales le permettent», observe Madeleine Pastinelli, professeure au Département de sociologie et directrice du Centre de recherche Cul­tures–Arts–Sociétés (CELAT).

L’amélioration des conditions économi­ques depuis la seconde moitié du XXe siècle a en effet été un facteur déterminant dans la progression du phénomène. L’arrivée des femmes sur le marché du travail, l’augmentation des revenus et le filet social tissé dans les pays industrialisés ont procuré une plus grande autonomie financière à d’innombrables personnes. Sans compter que les gains à la vie en couple ont diminué considérablement avec le temps, analyse Bernard Fortin, professeur au Département d’économique. «La spécialisation des tâches dans le ménage –homme pourvoyeur et femme à la maison– faisait en sorte qu’il y avait auparavant beaucoup plus d’avantages à vivre à deux», explique-t-il. Des avantages réduits entre autres par la diminution de l’écart des salaires hommes-femmes et celle de la taille des familles.

Changement de mœurs
L’autre facteur déterminant, c’est la transformation des valeurs que les conditions économiques ont permise et, avec elle, la montée de l’individualisme. Auparavant, l’unité de base de la société était la famille, explique Madeleine Pastinelli: «L’individu se définissait à l’intérieur du clan familial, mais l’autonomie financière accrue lui a permis de s’en détacher. Graduellement, l’unité de base de l’organisation des rapports sociaux est devenue l’individu. La responsabilité, la réussite, le bonheur, tout cela se vit et se pense maintenant à l’échelle individuelle.»

Est-ce à dire que les Québécois sont plus individualistes que les autres Canadiens, considérant leur suprématie au pays en matière de ménages solos? C’est sûr qu’il y a des différences culturelles, croit la directrice du CELAT. «Ils sont peut-être plus attachés à leur autonomie individuelle. Moins conservateurs? Je n’en suis pas sûre. On pourrait avancer toutes sortes d’hypothèses. Chose certaine, la montée de l’individualisme est réelle partout dans le monde occidental et elle progresse partout dans la même direction.»

Partout, certes, mais le plus grand nombre de ménages d’une seule personne qui résulte de cette montée de l’individualisme n’est-il pas un phénomène essentiellement urbain? De moins en moins, répond Mme Pastinelli: «L’évolution des marqueurs montre que la tendance est toujours plus forte en ville, mais les ménages solos se multiplient à la campagne aussi.»


De fait, si les ménages d’une personne ne se concentrent plus uniquement dans les centres-villes, ils restent tout même plus présents dans les secteurs centraux ainsi que dans les banlieues proches, et davantage dans les secteurs d’immeubles résidentiels que de maisons unifamiliales, selon Dominique Morin, également professeur au Département de sociologie. D’ailleurs, les frontières entre l’urbain, le rural et la banlieue sont devenues très floues, remarque-t-il.

De son côté, Diane Parent, professeure retraitée de la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation, précise que les ménages solos ne sont pas très courants chez les agriculteurs, mais que «les personnes qui vivent de l’agriculture, au Québec, ne comptent plus que pour 6% de la population rurale.»

Trajectoire de vie
En fait, la vie en solo est une question de trajectoire, de cycle de vie, explique Dominique Morin. Avant 20 ans, la plupart des jeunes vivent chez leurs parents. Puis, jusqu’à 24 ans, ils sont de plus en plus nombreux à prendre leur envol pour s’établir seuls. Entre 25 et 29 ans, la proportion de ménages solos atteint un premier pic (environ 15 % de tous les ménages). C’est la période où se manifeste fortement la figure glorifiée du ménage d’une personne, raconte Dominique Morin: le jeune célibataire, indépendant, disponible professionnellement, ouvert à toutes les aventures parce que sans attaches. «Mais l’autre figure existe aussi, à la fois dans la réalité et dans l’imaginaire collectif.» Celle de l’indigence dans un logement précaire, avec revenus modestes, consommation restreinte et incapacité à réaliser ses projets et ses rêves, dont celui de la vie à  deux.

Le mode de vie solo n’est donc pas toujours le résultat d’un choix. Et même la plupart de ceux qui «l’ont facile» rêvent de vie de couple, témoigne Madeleine Pastinelli : «Quand on rencontre des célibataires, ce dont ils nous parlent, c’est d’amour, de conjoint, d’enfants.» Et de fait, poursuit Dominique Morin, au stade suivant, chez les plus de 30 ans, la proportion de ménages d’une seule personne diminue. Les gens s’unissent, ont des enfants et, souvent, déménagent dans une maison en banlieue.

Des unions qui se défont
Puis, des unions commencent à se défaire (un mariage sur deux se solde aujourd’hui par un divorce), et les enfants s’émancipent. De sorte qu’à partir de 45  ans, la proportion des ménages d’une personne ne cessera d’augmenter jusqu’à l’âge de 85  ans, après quoi la vie en habitation collective (résidences et foyers) deviendra majoritaire. «Autrement dit, à partir d’un certain âge, plus on vieillit, plus la vie en solo devient probable», traduit M. Morin.

Au début de cette séquence, après la séparation, plus d’hommes que de femmes vivent seuls, car c’est plus souvent la mère qui a la garde des enfants. Passé 55  ans, la tendance s’inverse. Les enfants partis, madame se retrouve seule à son tour tandis que monsieur s’est (plus facilement) remis en couple, généralement avec une conjointe plus jeune que lui. Une bonne part de ces femmes deviendront veuves ou vivront autonomes plus longtemps que leur conjoint plus âgé qui, lui, passera en ménage collectif.

C’est donc chez les 55 ans et plus qu’on trouve la majorité des ménages d’une personne (point culminant entre 80 et 84  ans), et ces ménages sont majoritairement composés d’une femme. Chez les 75 à 84  ans, 2 fois plus de femmes que d’hommes vivent seules. Mais cela ne signifie pas que toutes ces personnes sont isolées, précise Dominique Morin: «Plusieurs sont entourées d’amis et de membres de la famille, et restent très actives dans la société. Encore là, les deux cas de figure existent.»

Pas sans conséquences
Y a-t-il des conséquences à cette forte présence de ménages solos dans notre société? Sur le plan économique, le marché immobilier a déjà commencé à se transformer. «On observe une demande plus forte pour des logements, surtout de petite taille et en particulier dans les grandes villes», note Marion Goussé, professeure au Département d’économique. On peut prévoir une baisse des prix des maisons unifamiliales à mesure qu’elles seront délaissées au profit des condos et des appartements, ajoute Dominique Morin. «Peut-être alors que l’achat d’une maison ne pourra plus être considéré comme un investissement qui rapporte. En même temps, l’accès à la propriété uni­familiale s’en trouvera possiblement facilité.»

Des changements se produisent également dans le commerce de détail. Le panier d’épicerie des solos n’est pas le même que celui des familles. «Les profils de consommation diffèrent, dit Marion Goussé. Il existe donc certainement des effets sur la demande de produits, concernant leur format par exemple.» Et comme le fait remarquer Madeleine Pastinelli, l’entreprise privée s’adapte en offrant de plus en plus de services aux personnes seules : maisons de convalescence, garde d’animaux… Par ailleurs, Mme  Goussé note que le coût de la vie est beaucoup plus élevé pour une personne seule que pour un ménage familial, qui profite d’économies d’échelle sur le loyer, l’électricité et la nourriture.

Quant à savoir si l’augmentation des ménages solos modifie les rapports sociaux, Mme Pastinelli considère que, si modification il y a, cela tient davantage de la montée de l’individualisme, dont le mode de vie en solitaire n’est qu’un effet : «Certes, ça change bien des choses quand on se voit comme un électron libre plutôt que comme membre d’un couple ou d’une famille.» Mais l’effet global sur le vivre-ensemble demeure selon elle, à explorer. Cela dit, les dispositifs de communication et la façon dont on les utilise sont désormais complètement individualisés, et ce, même dans les familles, où l’on compte parfois plusieurs écrans et où chaque personne possède son propre téléphone. Pour ceux et celles qui vivent seuls, les médias électroniques sont certainement un avantage. Ce sont des facilitateurs de communication. Là-dessus, Diane Parent renchérit : «Beaucoup de jeunes agriculteurs qui vivent seuls se sentent très isolés; pour eux, une chance que les médias sociaux existent!»

D’impensable il y a 50 ans, le mode d’habitation en solo est-il désormais installé à demeure? «Tout indique que la montée de l’individualisme ne va pas s’arrêter, ni sa manifestation, l’habitation en solitaire. C’est une tendance lourde et je ne vois pas comment la situation pourrait s’inverser en quelques décennies», fait valoir Madeleine Pastinelli. Par contre, l’organisation sociale continue de se transformer. Émergent en parallèle de nouveaux phénomènes comme les couples non cohabitants, la copropriété amicale, la colocation chez les personnes âgées… «Il faut donc s’attendre à voir se développer de nouvelles manières d’habiter», prédit la directrice du CELAT. 

***

Chez les agriculteurs
C’est peut-être chez les agriculteurs que le mode solo se vit le plus difficilement. Les mé­nages d’une personne sont rares dans ce milieu (moins de 20% des jeunes de la relève), mais un grand nombre de ceux qui le vivent sont désespérément à la recherche d’un conjoint ou d’une conjointe, selon Diane Parent, nouvelle retraitée de la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation et auteure d’une étude sur l’isolement des jeunes agriculteurs. «Pour eux, dit-elle, partager une vie familiale est d’autant plus un objectif que, dans ce métier qui les rend captifs, le travail est indissociable du reste de la vie. Certains se sentent isolés au point de songer à quitter l’agriculture.» Quant aux plus âgés qui perdent leur partenaire, l’attachement à la ferme va souvent les retenir à la maison, même s’ils doivent désormais y vivre seuls.

Lisez les témoignages de trois diplômés sur la vie en solo à Malte, en Arabie Saoudite et au Sénégal. 

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  1. Publié le 17 février 2018 | Par Patrick Arsenault

    Très bonne nouvelle. Un peu moins d'amatonormativité ferait le plus grand bien!

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