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Hiver 2011

Renée Dupuis, une brave pour la paix

L'avocate a contribué à changer la façon dont le Canada aborde ses relations avec les autochtones.

Elle est sans doute la seule avocate au Québec à avoir inspiré une rime hip-hop! Écoutez la chanson La paix des braves. Au rythme des tambours, le groupe québécois Loco Locass et le rappeur algonquin Samian évoquent ses arguments pour convaincre les francophones et les autochtones de se réconcilier. «Pas de taxe, on te plume pas, on te préserve dans l’alcool, on te fume dans le tabac/ J’appelle ça de la taxidermie –de la quoi?– parles-en à Renée Dupuis-Morency…»

Cet hommage inusité, Renée Dupuis (Droit 1972) ne l’a pas volé. L’avocate a passé sa carrière à dé­fendre les droits des Premières Nations. Présidente de la Commission des revendications particulières des Indiens pendant six ans, elle a contribué à transformer cet organisme fédéral en un tribunal indépendant. Si les premiers habitants du territoire peuvent désormais soumettre leurs griefs à une instance dotée d’un pouvoir exécutif, depuis octobre 2008, c’est un peu grâce à elle.

«On a longtemps traité les Premières Nations comme des sociétés inférieures, une attaque directe à la dignité humaine, dénonce-t-elle avec une fermeté tranquille. Comment a-t-on pu faire “comme si”?» Comme si l’injustice était du passé. Comme si la paix allait tomber du ciel…

Renée Dupuis n’est pas du genre à hurler son indignation sur la place publique. Quand elle veut être entendue, elle baisse la voix. Ses grandes filles, Catherine et Clara, ont tôt appris à reconnaître ce signe de tension, assure-t-elle. Comme son mari, le poète Pierre Morency, avec qui elle vit à l’île d’Orléans.

Au fil des ans, toutefois, elle a su passer son message. «Ce que certains juristes ont accompli pour les Noirs américains et leur désir d’égalité, Mme Dupuis a fait de même pour les Indiens et leur désir d’autonomie», formule avec admiration Denys Delâge, professeur retraité du Département de sociologie et lui-même spécialiste de la question. «Elle travaille à redresser les torts et à casser les stéréotypes.»

La principale intéressée résume son action de façon plus laconique. «J’ai voulu creuser un sillon», dit-elle. Elle a labouré tout un champ!

Un défi intellectuel et humain
Renée Dupuis n’est qu’une écolière de troisième année lorsqu’elle apprend la définition du mot «injustice», pendant une leçon d’art. Sa meilleure amie, qui s’est cassé le bras droit, tente de dessiner une poire. Avec un succès tout relatif… Furieuse de ce gribouillis, la religieuse assène une claque retentissante à l’éclopée. Renée proteste avec véhémence. Son «impolitesse» lui vaudra de réciter à genoux un acte de contrition devant la classe.

Dans le but avoué de donner une voix à ceux qu’on fait taire, la jeune femme de Québec s’inscrit en droit à l’Université Laval. Elle complète ses études par un stage auprès de deux avocats qui représentent les Mohawks de Kahnawake et les Hurons-Wendats de Wendake. Avec stupeur, elle découvre alors un monde dont elle ignore tout: «Il y avait si peu de connaissances dans ce domaine. Pour une curieuse comme moi, c’était un irrésistible défi intellectuel et humain.»

Dans son cabinet privé, fondé en 1973, affluent bientôt les demandes d’aide, souvent de chasseurs accusés d’avoir braconné sur des terres considérées publiques par l’État. Elle n’hésite pas à se rendre dans les réserves pour rencontrer chez eux les Innus, les Attikameks, les Algonquins et les autres qui retiennent ses services. La naissance de son premier bébé n’y change rien. Cette professionnelle nomade sillonne le Québec avec sa fille, traînant en permanence un sac rempli de jouets et de crayons!

Quand le gouvernement annonce son projet de construire un grand centre de production hydroélectrique à la Baie-James, Renée Dupuis travaille au brouillon de l’injonction que souhaite déposer l’Association des Indiens du Québec. D’abord accordée, à l’automne 1973, l’injonction est peu après rejetée par la Cour d’appel, qui estime que les intérêts de 6 000 000 Québécois dominent ceux des 6000 autochtones de la région.

Pour éviter que le conflit ne s’éternise en Cour suprême, l’État négocie une entente avec les peuples directement touchés par l’inondation de leurs terres ancestrales. Tous ceux qui résident dans le Nord finissent par signer… sauf les Innus de Shefferville, qui perdent leurs droits fonciers sans compensation financière. En 1980, l’avocate se rend plaider leur cause au Tribunal Russell sur les droits des Indiens d’Amérique, un exercice de sensibilisation mené à Rotterdam par une fondation privée. Le rapport du Tribunal, remis à l’ONU, mènera plus tard à la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones –une convention internationale que le Canada vient d’accepter de signer.

Dans la décennie suivante, les tensions sociales s’aggravent. À l’été 1990, éclate la crise d’Oka. Cette sirène d’alarme, qui en déclenche d’autres dans tout le Canada, éveille bien des consciences. C’est alors que naît la Commission des revendications particulières des Indiens (voir plus bas). L’avocate, qui s’y joint d’abord à titre de commissaire, est nommée présidente en 2003. «L’organisme a jeté un pont entre les communautés canadiennes et les Premières Nations, juge-t-elle. Il a contribué à réduire la méfiance mutuelle tout en étant impartial.»

Comprendre et faire comprendre
Renée Dupuis sourit peu. Son visage est souvent neutre comme la Suisse, selon l’usage des médiateurs de métier; cependant ses yeux, grands ouverts, expriment une attention absolue, où perce le désir de se forger sa propre opinion sur les choses. Au revers de son modeste veston noir brillent l’épinglette à rubis de la distinction «Avocat émérite», décernée par le Barreau du Québec, et la feuille d’érable de l’Ordre du Canada. Des honneurs inespérés, affirme-t-elle. À ses débuts, le droit des peuples autochtones était vu au mieux comme une infatuation d’idéaliste, au pire comme une traîtrise à la cause nationaliste. Dans la rue, elle se faisait apostropher: «Qu’est-ce qu’ils nous préparent encore, tes cr… d’Indiens?»

Avec patience, Renée Dupuis rappelle alors pourquoi ces citoyens sous tutelle, mineurs devant la loi, ne peuvent simplement oublier le passé. Que le Canada les a dépouillés de leurs biens au mépris de traités anciens. Qu’il leur a interdit de prendre des recours juridiques, sous peine d’amende, entre 1927 et 1951. Qu’il leur a refusé le droit de vote, jusqu’en 1960 au Canada et jusqu’en 1969 au Québec.

Pour mieux faire comprendre leur situation, elle s’est mise à écrire. Quatre ouvrages grand public ont paru dans les deux dernières décennies, dont Quel Canada pour les Autochtones?, Prix du Gouverneur général 2001, catégorie Études et essais. «J’avais l’impression de constamment soliloquer. Écrire m’a protégée de la sénilité précoce!» Elle éclate d’un rire bref, comme une ondée d’été dans un ciel bleu.
 
Son manuel Le statut juridique des peuples autochtones en droit canadien, publié en 1999, a également marqué de nombreux universitaires. Il figure en bonne place dans la bibliothèque de Geneviève Motard, jeune professeure à la Faculté de droit qui termine un doctorat sur l’autonomie gouvernementale des Premières Nations. «Ses écrits ont influencée ma carrière, confie-t-elle. Me Dupuis a montré l’importance d’avoir un contact avec les communautés.»

«C’est une intellectuelle d’envergure, mais aussi une femme d’une grande humanité, sensible aux gens, ajoute Denys Delâge. Elle a toujours consacré beaucoup de temps à former les jeunes.» Il y a quelques années, le sociologue a eu la surprise de la voir arriver à une conférence qu’il donnait sur les modèles coloniaux. «Pour avoir une bonne compréhension de l’histoire, elle n’hésite pas à sortir de la pure logique du droit.»

Dépasser l’indifférence
Cette grande défenderesse de la justice sociale s’intéresse d’ailleurs à une variété de causes. Lorsqu’elle travaillait à la Commission canadienne des droits de la personne, de 1989 à 1995, elle s’est penchée sur la discrimination envers les femmes. Elle a publié une étude remarquée sur le traitement des plaintes de harcèlement sexuel. Vous voulez la voir sortir de ses gonds? Demandez-lui pourquoi il existe encore des jeunes Québécoises qui n’ont pas accès aux prestations pour congé de maternité. Sa propre fille, qui vient de la faire grand-mère, n’a eu droit à rien du tout en raison de son statut de postdoctorante.

«Je constate que je n’ai pas épuisé mon potentiel d’indignation, enchaîne-t-elle. Quand on ne se trahit pas soi-même, on conserve ses énergies. C’est ce que je dis aux jeunes boursières de la Fondation Trudeau à qui je sers de mentor.»

Après presque quatre décennies d’engagement, Renée Dupuis établit un constat: on n’en a pas fini avec les «histoires d’Indiens». Les autochtones canadiens, qui vivent un boom démographique, sont les gardiens d’un territoire nordique convoité, regorgeant de richesses naturelles. Ils sont de plus en plus déterminés à se faire entendre. «Il faudra dépasser l’indifférence, prévient-elle. Et sortir du litige. S’affronter ne fait que reporter le moment où l’on devra s’asseoir pour trouver un moyen de vivre ensemble.» Elle réfléchit d’ailleurs à la pertinence de créer un nouveau système de médiation, dont la forme reste à préciser.

L’avocate a beau avoir mis la hache dans son propre fauteuil de présidente en supervisant la fermeture de la Commission, elle ne chôme pas pour autant. En novembre seulement, elle donnait cinq conférences, de Paris à Winnipeg! Celle qui dirige le Comité sur le droit en regard des peuples autochtones du Barreau du Québec n’a pas fini de soumettre les politiques publiques à son test de l’équité.

***
LE TRIBUNAL DU CALUMET

Lorsqu’elle présidait la Commission des revendications particulières des Indiens, Renée Dupuis a entendu un jour une phrase qui lui a fait grand plaisir. «Je ne peux pas être d’accord avec vous parce que vous me donnez tort, mais j’ai l’impression que pour la première fois, mon peuple a vraiment été entendu», lui a dit un chef de la Saskatchewan qui venait d’être débouté!

De 1991 à 2009, la Commission a donné aux autochtones un recours en cas de conflit avec le Canada, qu’il s’agisse du non-respect d’un traité ou de l’administration illégale de leurs biens et terres. C’est là, par exemple, que les Innus de Betsiamites ont exposé leur grief au sujet de la route 138. Dans les années 1930, Québec avait ouvert cette voie sur leur réserve sans en soumettre les plans à Ottawa; un geste illégal, jugeaient les Innus. En 2006, le gouvernement fédéral a reconnu avoir manqué à ses obligations fiduciaires dans ce dossier. Il négocie actuellement le montant de la perte encourue.

«L’apport de la Commission, c’est d’avoir accordé du poids à la preuve orale et de s’être déplacée dans les communautés», résume Renée Dupuis. Lors de ses enquêtes, l’organisme prenait en compte des récits traditionnels des Amérindiens. Et tenait ses séances dans les réserves, où autochtones et fonctionnaires devaient défendre leur point de vue face à face. Une méthode qui a conféré beaucoup de crédibilité à l’institution.

En octobre 2008, le Tribunal des revendications particulières du Canada a pris la relève de la Commission, qui a fermé six mois plus tard. Ses trois juges peuvent régler tous les différends impliquant un règlement de moins de 150 millions$.
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