Les blogues Contact

La zone d'échanges entre l'Université Laval,
ses diplômés, ses donateurs et vous

Les blogues de Contact

Photo de Simon Langlois

1971-2011: la mutation sociale radicale du Québec

La stratification sociale de la société québécoise a profondément changé dans la 2e moitié du 20e siècle. La classe ouvrière n’y occupe plus une place aussi centrale alors qu’est apparue une grande variété d’emplois et de professions typiques de l’ère postindustrielle avancée, qui exigent désormais une certification des connaissances poussée, acquise dans le système d’enseignement. Cette mutation macrosociale radicale a cependant été peu étudiée, ce qui tranche avec les nombreuses études et analyses publiées dans les années 1960. Pour combler cette lacune, je consacrerai une série de billets à l’analyse de cette mutation à partir des données de recensement obtenues entre 1971 et 2011 (dernier recensement disponible).

mutation_sociale

Dans ce premier billet, je définirai les grandes catégories socioprofessionnelles qui servent à caractériser la structure sociale québécoise et je dégagerai une première tendance: la montée de la hiérarchie sociale d’une bonne partie de la population active. Les prochains billets porteront sur les autres changements majeurs observables: la féminisation de la structure sociale, la montée des techniciens, le déclin de la classe ouvrière, etc.

Définir les classes sociales
La définition des classes sociales soulève de nombreuses difficultés sur le plan théorique, et il existe plusieurs approches différentes. Aussi importe-t-il de bien baliser la question avant de procéder au classement des emplois exercés par les individus. Deux perspectives fondatrices ont guidé les recherches sur la stratification sociale: l’approche marxiste et l’approche inspirée des travaux de Max Weber.

La tradition marxiste définit les classes comme étant des collectifs structurés regroupant les travailleurs en fonction de leur position dans le système de production. De son côté, Max Weber caractérise les classes comme des groupements d’individus qui partagent un certain nombre de caractéristiques: le prestige de l’emploi, le revenu et le pouvoir. L’idée centrale dans l’approche de Weber est celle des «chances de vie» (life chances), inégalement distribuées, alors que Marx voit les classes sociales comme étant en conflit entre elles et animées par la conscience collective que leurs membres ont des intérêts divergents de ceux des autres classes. Dans la tradition wébérienne, les classes sociales sont plutôt définies comme des statuts sociaux caractérisant la place occupée dans un système stratifié et hiérarchisé de positions sociales. L’inégalité, et non pas l’exploitation, est cette fois le mot clé qui caractérise cette perspective.

Mais le monde a profondément changé depuis le 19e siècle. Au fil du temps, les classes sociales sont devenues hétérogènes et complexes. Elles ne sont plus des communautés de vie relativement homogènes comme lors des premières phases d’industrialisation qui ont donné naissance aux quartiers ouvriers d’autrefois, ni des communautés d’action comme au temps des grandes grèves ouvrières du début et du milieu du 20e siècle. Des frontières persistent malgré tout entre les grandes catégories sociales, mais elles sont devenues plus floues.

Dans cette étude, la définition des classes sociales s’inspire des 2 perspectives fondatrices. Il nous paraît cependant nécessaire de prendre en compte une variable nouvelle, qui n’était pas très discriminante au siècle de Karl Marx ou de Max Weber: l’éducation ou la certification des connaissances.

Dix catégories sociales
Les centaines de professions et de titres d’emploi typiques d’une société avancée ont été regroupées en 10 grandes catégories. Celles-ci ont été qualifiées indifféremment de classes sociales et de strates sociales, car les propriétés qui les définissent font appel aux 2 grandes traditions d’analyse présentées plus haut. Les 10 strates sociales sont les suivantes:

  1. cadres supérieurs;
  2. cadres intermédiaires et directeurs;
  3. professionnels;
  4. professionnels intermédiaires;
  5. techniciens;
  6. employés de bureau;
  7. employés dans la vente;
  8. employés dans les services;
  9. ouvriers et cols bleus;
  10. agriculteurs et pêcheurs.

Afin de définir ces classes, la distinction classique entre les cols blancs et les cols bleus a été retenue. Les cols bleus travaillent manuellement et «transforment la matière», et les cols blancs se caractérisent par leur implication dans des relations sociales qui est l’objet même de leur travail (enseigner, soigner, vendre, servir, etc.). L’autorité, l’influence et le pouvoir associés à une position sociale sont davantage présentes en haut de la hiérarchie sociale.

Une autre propriété a gagné en importance pour expliquer le positionnement des individus dans la hiérarchie sociale: la scolarisation ou la certification par un diplôme des connaissances exigées dans les emplois occupés. Le diplôme universitaire est généralement requis dans les classes au sommet de la hiérarchie alors que l’accès aux professions intermédiaires est possible le plus souvent avec un diplôme de 1er cycle universitaire, mais aussi avec un diplôme collégial. C’est le cas pour les infirmières, par exemple. Les emplois exercés dans la strate des techniciens, quant à eux, exigent un diplôme collégial, dans la plupart des cas.

Enfin, le diplôme d’études secondaires est généralement demandé dans la classe des employés de bureau et de ceux travaillant dans la vente et dans les services ainsi que pour les emplois les plus qualifiés au sein de la classe des ouvriers et des cols bleus. Il faudra en tenir compte lors de l’analyse plus détaillée des changements observables au sein de ces groupements sociaux. Dans le cas des personnes travaillant dans les domaines de l’agriculture et de la pêche, les statuts de propriétaires et d’employés sont à prendre en considération.

Les 10 classes forment clairement une hiérarchie sociale, mais certaines d’entre elles sont en situation d’équivalence, comme c’est le cas pour les employés dans les services et ceux dans la vente. Certaines classes s’inscrivent plutôt dans une constellation, pour reprendre la formule d’Henri Mendras1.

La mutation macrosociale du Québec
La stratification sociale de la société québécoise a profondément changé en 40 ans. La population active a un peu plus que doublé entre 1971 et 2011, passant de 1,9 million de personnes à 3,9 millions, mais les 10 classes sociales n’ont pas connu la même augmentation de leurs effectifs, comme on peut le constater dans le tableau qui figure à la fin de ce billet.

Depuis 1971, on observe très nettement une montée dans la hiérarchie sociale. Les cadres supérieurs, les cadres intermédiaires et directeurs, les professionnels ainsi que les professionnels intermédiaires et les techniciens sont plus nombreux, et leur importance relative au sein de la structure sociale s’est accrue avec l’apparition de nouvelles positions sociales dans les échelons élevés et le déclin d’un certain nombre de positions aux échelons les plus bas.

La croissance du nombre d’individus actifs dans les échelons supérieurs a été rendue possible par le développement considérable de l’éducation. Lorsque les individus acquièrent un diplôme universitaire, par exemple, ils peuvent ensuite créer ou occuper un emploi supérieur qui ne leur aurait pas été accessible sans la certification des connaissances. Voici un exemple: la création de la Caisse de dépôt et placement du Québec, en 1965, a ouvert de nouvelles possibilités de carrière à des techniciens en administration, à divers types de professionnels (en finances, en droit, en comptabilité, en gestion, etc.) et à de hauts dirigeants qui y ont eu accès grâce à leurs diplômes. De même, la mise en place de cette institution et sa croissance ont été rendues possibles par le développement du système d’éducation québécois qui a produit les diplômés requis.

La classe des employés de bureau a régressé en importance dans la structure sociale, de 17,1% du total en 1971 à 11,5% en 2011. Ce changement s’explique notamment par la mutation radicale du travail de secrétariat. Il y a moins de femmes secrétaires, mais davantage de techniciennes en administration.

Ensuite, la classe des employés dans les services aux personnes (services alimentaires, services personnels, services en santé et en éducation) a nettement progressé en nombre absolu et en proportion relative, passant de 10,5 % de l’ensemble en 1971 à 13,6% en 2011. Cette tendance s’explique en bonne partie par l’arrivée des femmes sur le marché du travail: des emplois ont été créés pour remplacer le travail domestique non rémunéré dans les foyers. Pensons, par exemple, aux nombreuses garderies qui ont vu le jour pour répondre aux nouvelles réalités familiales.  

Les employés dans la vente forment une classe numériquement importante et en croissance dans la stratification sociale d’ensemble, passant de 12,9% du total à 14,1%. Cette tendance traduit bien le fait que la société de consommation est devenue dominante, marquée par la marchandisation élargie de la vie quotidienne.

On observe enfin une forte réduction des emplois manuels qui étaient typiques de la révolution industrielle, il y a plus d’un siècle. Mais on aurait tort de conclure trop rapidement à la disparition relative de la classe ouvrière, car celle-ci reste numériquement la plus nombreuse: ses membres sont passés de 657 484 en 1971 à 800 000 en 2011. Son taux de croissance est cependant inférieur à celui qui a été observé dans toutes les autres classes et, par conséquent, la place relative que la classe ouvrière occupe dans la stratification sociale d’ensemble a profondément changé, passant de 34,5 % en 1971 à 20,6 % en 2011.

***

Ce tableau est visible en plus grand format sur un simple clic.

PersonnesActives-900

***

Ce billet est le 1er d’une série sur la mutation sociale du Québec de 1971 à 2011. Pour lire les autres billets:

2. Structure sociale: place aux femmes

3. Pourquoi si peu de femmes chez les cadres supérieurs?

4. Les techniciens, au coeur des classes moyennes

5. Féminisation encore plus forte du travail de bureau

6. Vente et services: 2 secteurs typiques de la société de consommation

7. Déclin et mutation de la classe ouvrière

8. Professionnels: plus de diversité et plus de femmes

9. Les professions intermédiaires, un monde de femmes

1 Henri Mendras, La seconde révolution française 1965-1984, Paris, Gallimard, 1988.

Haut de page
  1. Publié le 10 février 2016 | Par Simon Langlois

    Oui, il est important dans ce type d'étude de distinguer les propriétaires et les indépendants. Il faudra une commande spéciale de données et un travail supplémentaire pour ce faire et ainsi raffiner l'analyse. C'est un bon point et je vais y travailler dans les prochains mois.
    Une difficulté se pose cependant. Les gestionnaires des très grandes entreprises (Bell Canada, par exemple) ne sont pas techniquement propriétaires, bien qu'actionnaires. Certains sont actionnaires de contrôle (Jean Coutu en pharmacie, par exemple) mais d'autres hauts cadres ne sont que de simples actionnaires, tout en participant à la gestion à côté des propriétaires.
    La catégorisation que je propose de mon côté privilégie les fonctions accomplies et aussi les critères wébériens du prestige et du pouvoir. L'éducation a aussi servi de critère pour effectuer le classement.
    En fait, la propriété des moyens de production est importante dans l'approche marxiste, mais au fil des ans d'autres critères sont devenus pertinents et déterminants et il faut en tenir compte, ce qui complexifie l'analyse. La solution? Faire plusieurs classements différents. L'un des prochains que je ferai prendra justement en compte la propriété et aussi le statut de l'emploi (temps partiel/temps plein, précaire/permanent, etc.), en autant que les données de base permettront de faire les recoupements nécessaires.
    Merci aux commentateurs pour ces bonnes suggestions!
  2. Publié le 10 février 2016 | Par Alexandre

    C'est un billet très intéressant. En fait, je ne sais pas si nous pouvons toujours parler d'un billet en raison du travail colossal pour produire un tel tableau.

    À plusieurs reprises, j'ai tenté de produire un tel tableau à partir d'une définition marxiste des classes sociales. Je ne pense pas que la scolarisation des travailleurs soit un obstacle à leur appartenance à la classe ouvrière: une infirmière détentrice d'un baccalauréat ne détient ou ne gère aucun capital et ses gestes ont pour fin la santé d'un autre travailleur (une autre force de travail). Cependant, en général, un médecin, bien que son activité en tant que médecin ait pour fin la santé, est le plus souvent en partie propriétaire de l'établissement ou siège sur le comité d'administration. La réalité du Québec d'aujourd'hui, et ça plus que jamais, c'est l'antagonisme entre ces deux classes... C'est au centre de la politique québécoise: les coupures dans le salaire social de la classe ouvrière, l'augmentation des cadences de travail, la réduction des mesures de sécurité, l'augmentation des emplois à temps partiel, l'industrialisation du travail de bureau, de la production et distribution alimentaire, etc.

    Nous profiterions grandement de votre tableau, ainsi que de l'originalité de votre approche, s'il contenait le traitement des mêmes donnés avec une colonne proprement marxiste et une autre weberienne. Je comprends que le regroupement des professions poserait problème pour un travail comparatif.

    Voici un lien vers le type de tableau (ici pour les États-Unis) auquel j'aspire:

    http://www.themilitant.com/2012/7619/761960.html

    Je ne trouve rien de comparable ni pour le Canada, ni pour le Québec et ça pour n'importe quelle époque. Il est vrai que le tableau que je prends pour exemple est très politique et très marxiste.

    Merci de votre attention,

    Alexandre
  3. Publié le 1 février 2016 | Par Yvon Lirette

    J'ai de la misère avec les catégories... Je vois bien les différences de niveau et de compétences exigées (connaissances, diplômes) de 1 à 5. Quant aux autres, les employés sous supervision pourraient être une catégorie. Et une autre pour des manœuvres indépendantes. Agriculture et pêche sont des domaine d'activité où tous les niveaux sont possibles...
    À suivre.
  4. Publié le 1 février 2016 | Par Simon Langlois

    Rémy a raison, il faut faire cette distinction importante. Cela n'était cependant pas possible avec la base de données utilisée. La classification proposée tient la route cependant, parce qu'elle comporte une dimension liée au prestige de l'emploi occupé ainsi qu'au niveau scolaire requis.
    Un travail plus poussé devra certes aborder d'importantes dimensions comme celle qui est suggérée (indépendance, propriété des moyens de production, statut de salarié), notamment la nature du lien d'emploi (permanent ou non), la syndicalisation, une mesure plus fine du statut économique (revenu d'emploi), etc. Du travail en perspective.
    Merci pour la bonne suggestion.
  5. Publié le 1 février 2016 | Par Rémy Auclair

    Bonjour,
    Vous avez omis une catégorie qui semble fondamentale, à savoir les indépendants, catégorie qui regroupe généralement (dans EGP, par exemple) les chefs des petites entreprise et les travailleurs indépendants. Cette catégorie a pour effet d'instaurer une ligne de partage entre les salariés et les non-salariés. Pouvez-vous indiquer pourquoi vous avez jugé bon d'exclure cette catégorie? Est-ce simplement parce que Statistique Canada ne considère pas ce groupe dans sa propre nomenclature?

Note : Les commentaires doivent être apportés dans le respect d'autrui et rester en lien avec le sujet traité. Les administrateurs du site de Contact agissent comme modérateurs et la publication des commentaires reste à leur discrétion.

commentez ce billet

M’aviser par courriel des autres commentaires sur ce billet