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Photo de Simon Langlois

Classes moyennes et retraite: la fracture

«La bataille des retraités est en train de diviser la classe moyenne», avance le magazine L’actualité de manière provocatrice, certes, mais en se basant sur des arguments solides, dans le dossier «La nouvelle lutte des classes»1. Comme le journaliste Alec Castonguay me cite dans ce dossier, bien fouillé et bien argumenté, je souhaite apporter quelques compléments sur cette importante question.

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L’inégalité qui se voit
Environ 4 personnes en emploi sur 10 participent à un régime de pension dont les coûts sont payés en partie (parfois jusqu’au 2/3) par l’employeur. Cet avantage fait partie de la rémunération globale, mais il ne se voit qu’après la retraite.

Tant et aussi longtemps qu’ils sont en emploi, les individus vivent de leurs salaires et de leurs rémunérations et ajustent leur consommation en conséquence (souvent en anticipant des revenus à venir par endettement, mais c’est une autre histoire). À qualifications et à statut social égaux, les différences de niveaux de vie ne se voient pas trop, quoique certains groupes (travailleurs municipaux, policiers, personnes syndiquées) gagnent souvent davantage que leurs homologues du privé ou que ceux qui ne sont pas syndiqués.

Cependant, dès qu’arrive la retraite, ceux qui n’ont pas de fonds de pension tombent de haut. Du coup, ils ne comptent plus que sur leurs épargnes privées (REER, etc.) –si elles existent– et sur les rentes et les pensions publiques (Sécurité de la vieillesse du Canada et Régime des rentes du Québec). Leurs revenus de retraite n’équivalent pas à ceux qui leur permettraient de maintenir leur niveau de vie, soit 70% du revenu gagné en période active.

Les non-pensionnés qui ont cotisé uniquement à un REER l’ont fait à hauteur de 10,5% en moyenne alors qu’il eût fallu cotiser à 18% afin d’assurer ces 70% du revenu. Et encore, ces données valent pour le Canada, alors que les Québécois ont moins cotisé à leur REER que la moyenne des Canadiens.

Le niveau de vie de ces personnes va donc baisser à la retraite; bien sûr, faut-il préciser, leurs obligations seront alors moindres qu’avant la retraite (payer la maison, éduquer les enfants, etc.).

Bref, les pensionnés continuent à recevoir des avantages monétaires liés à leur rémunération passée, ce qui n’est pas le cas des non-pensionnés.

Émergence du sentiment d’inquiétude…
Assez rapidement après la retraite, l’inégalité se creuse et se voit entre les retraités pensionnés et les retraités non pensionnés d’un même milieu socioéconomique. Les premiers peuvent voyager ou jouer au golf alors que les seconds comptent leurs sous pour payer l’épicerie et le chauffage. D’où l’apparition d’une fracture ressentie, le sentiment de déclassement chez les non-pensionnés.

En période de vie active, les ménages qui consommaient au-delà de leurs revenus pouvaient toujours s’endetter pour maintenir le rythme ou travailler plus fort (temps supplémentaire, parfois 2 emplois). Cela n’est plus possible à la retraite, notamment pour des raisons de santé et parce que l’endettement est moins accessible et plus problématique à cet âge, puisqu’on ne peut plus anticiper des revenus. C’est le choc de la réalité qui frappe.

La première source de frustration est donc endogène (interne): les retraités sans revenus de pension voient leur situation financière se détériorer par rapport au passé, et cela entraîne un réajustement de niveau de vie qui dérange.

… doublé d’un sentiment d’injustice
Une 2e source de frustration (exogène ou externe, celle-là) a émergé dans la foulée de la grande crise financière de 2008: le sentiment de devoir payer pour les bénéfices d’autrui. Comme plusieurs fonds de pension à prestations déterminées sont déficitaires par manque de rendements passés ou à cause de facteurs structuraux mal évalués (hausse de l’espérance de vie, programmes trop généreux, etc.), les employeurs doivent demander à leurs employés de cotiser davantage –ce qui entraîne un effet de génération, les jeunes en emploi étant forcés de payer pour assurer les rentes déjà acquises. Ou encore, les employeurs doivent renflouer eux-mêmes les fonds de retraite, au risque d’affecter leur capacité à payer de meilleurs salaires ou à réinvestir dans l’entreprise.

Dans le cas des municipalités et des institutions publiques, les contribuables –et en particulier les personnes qui n’ont pas elles-mêmes cotisé à un fonds de pension (6 personnes sur 10, il faut le rappeler)– sont frustrées de devoir «payer les pensions des autres». Certains médias populistes ne se gênent d’ailleurs pas pour alimenter la grogne populaire.

Un effet de nombre
Les régimes de retraite dans les municipalités, les institutions publiques et les grandes entreprises syndiquées ont été créés il y a environ 40 ans. Les effectifs des cohortes de premiers retraités qui ont cotisé toute leur vie –donc au maximum possible d’années, soit autour de 35 ans– commencent à augmenter en nombre avec l’arrivée à maturité des régimes de retraite. Les retraités sont de plus en plus nombreux dans notre société vieillissante. Mon département universitaire comporte maintenant plus de professeurs retraités que de professeurs actifs, plus de secrétaires retraitées que de secrétaires actives.

Il y a donc un effet de nombre. Nous avons tous des amis, des parents ou des voisins retraités; l’inégalité entre retraités pensionnés et retraités non-pensionnés devient ainsi plus visible.

Les sociologues ont bien montré depuis des années à quel point la comparaison intersubjective était importante dans la perception de son bien-être. Cette comparaison contribue au sentiment de frustration décrit plus haut.

Les classes moyennes en difficulté
Une autre raison, structurelle cette fois, contribue à l’émergence d’un net malaise et à la montée des inquiétudes ressenties: une partie importante des ménages de classes moyennes a vu ses revenus de travail ou ses revenus de marché (salaires et placements) stagner ces dernières années.

Une fracture est survenue au sein de ces classes –et elle s’accentue– entre les personnes qui ont de bons emplois (et qui sont assez souvent syndiquées) dans de bons secteurs en croissance et celles qui travaillent dans des secteurs qui en arrachent. Les politiques de redistribution par l’État ont permis de corriger, mais en partie seulement, les inégalités de marché, comme nous l’avons montré dans des billets précédents2.

Dans la situation actuelle, l’inquiétude devant un certain déclassement vécu ou appréhendé s’ajoute donc à la crainte d’une détérioration attendue des conditions de vie à la retraite, notamment chez ceux qui s’en approchent et qui réalisent peu à peu que des nuages noirs s’annoncent dans le ciel de leur vie.

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  1. Publié le 7 novembre 2015 | Par serge gagnon historien

    Les chroniques passionnantes de Langlois sur les classes moyennes m'incitent à lui donner une suggestion: explorer davantage le patrimoine des ménages. Il est vrai qu'à la retraite, il y a déchéance pour une partie des effectifs non bénéficiaires de fonds de pension. Par contre, de plus en plus de déchus monnayent leur résidence principale pour suppléer à l'absence de rente complémentaire. Comme on sait que les ménages québécois comptent très peu de propriétaires –un peu plus de 50%; environ le tiers pour Montréal– c'est entre les propriétaires et les non-propriétaires que les écarts se creusent.
  2. Publié le 1 octobre 2014 | Par Valérie Levée

    À mon sens, ce n'est pas seulement un problème d'équité entre les générations, c'est un problème d'équité dans la société en général puisque 40% des travailleurs ont accès à un fonds de pension, et 60% des travailleurs n'y ont pas accès.
    C'est particulièrement troublant pour la partie des fonds de pension provenant des fonds publics. On peut se demander si c'est une redistribution équitable des richesses.
  3. Publié le 19 septembre 2014 | Par Rémy Auclair

    Nous devons aborder le problème d’équité entre les générations. Voilà des problèmes concrets qui génèrent passablement de frustrations auprès des jeunes cotisants dont je suis.

    Dans bien des régimes, les retraités ont payé deux et bientôt trois fois moins que ce que paieront les jeunes cotisants. Ils ont eu droit à des années de congé de cotisation, ce que les jeunes ne connaîtront jamais. Leur rente est à présent pleinement indexée, alors que pour les jeunes l’indexation est devenue conditionnelle et, j’en suis convaincu, le restera. Bon nombre d’entre eux ont même pu se retirer tôt sans pénalités actuarielles, ce à quoi les jeunes ne peuvent plus rêver.

    Les régimes à cotisation déterminées ne vont pas bien. Il faut faire quelque chose, redresser la situation. Solution généralement envisagée? Aller au plus facile. Faire payer les jeunes.

    Les jeunes cotisants déplorent vivement que les sacrifices nécessaires à l’assainissement de leur régime leur soient imposés à eux et à eux seuls. Ils déplorent aussi que les dirigeants des régimes n’aient pas le courage de mettre les retraités à contribution, alors que le rapport D’Amours évoquait cette possibilité. De plus en plus se demandent même s’il est possible de quitter leur régime, tout bonnement.

    Ça prouve une chose, les jeunes savent compter. Regardons les choses en face. Tout en mettant le moins possible au pot, les retraités se sont fait à eux-mêmes des promesses inconsidérées qu’il devient impossible de tenir sans pressurer les jeunes. C’est de moins en moins viable. Forcément, quelque chose devra céder quelque part.

    Le gouvernement l’a compris. D’abord, il va mettre de l’ordre dans les régimes municipaux. Puis ce sera au tour du secteur public et parapublic, incluant les universités. Si on gèle les cotisations à 18%, selon le scénario avancé actuellement, d’où viendra le manque à gagner pour honorer les obligations des régimes? Certes, on va sans doute rogner encore sur les avantages consentis aux participants actifs. Mais immanquablement, il faudra se tourner vers les retraités.

    Qui sait? Même sans loi, peut-être que ces derniers se résoudront à faire leur part pour renflouer la caisse. Difficile de le savoir, on s’est toujours refusé à le leur demander. On aurait pu, par exemple, leur proposer de suspendre temporairement l’indexation des rentes, le temps que le régime retrouve une situation d’équilibre. Auraient-ils accepté? Rien de moins certain, mais il y aurait eu de la grandeur à en céder un peu. Préfèrent-ils attendre une loi? Alors soit, Fiat lex. Le plus tôt sera le mieux!

    Le problème, c’est qu’indexer à gogo va creuser encore les inégalités. En fait, choisir cette voie, c’est conforter les privilèges des retraités et alourdir considérablement le fardeau qu’on fait porter aux participants actifs. N’est-ce pas mieux de suspendre l’indexation de tout le monde, le temps de remettre les finances à flots? Si la situation s’y prête, il sera toujours temps de réindexer. À deux conditions, toutefois : quand nous en aurons les moyens collectivement, et sans que cela fasse peser de nouvelles charges sur les jeunes.

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