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Photo de Caroline Gagnon

L’empathie: un rôle à jouer en design

Le design est présent partout dans notre quotidien et influe sur nos expériences. Ceux qui façonnent et créent les objets de tous les jours savent-ils se mettre à la place des personnes qui les utiliseront et les affectionneront? Autrement dit, savent-ils recourir à l’empathie, ce «6e sens», cette attitude intuitive et instinctive qui nous porte à comprendre l’autre? L’empathie s’exprime par la compréhension des intentions d’autrui et le partage des émotions sans nécessairement les éprouver soi-même, par des comportements de contagion (par exemple, le bâillement) ou encore par un sentiment de sympathie à l’égard d’une personne avec qui on partage les mêmes valeurs. L’empathie est donc l’attitude qui permet de considérer les pensées et les émotions d’une autre personne que soi, de se mettre dans la peau de l’autre.

Empathie

Une stratégie d’innovation
En 1997, Dorothy Leonard et Jeffrey F. Rayport sont parmi les premiers à parler plus spécifiquement du design empathique dans le développement de produits en tant que stratégie d’innovation. Cette démarche en design se caractérise par un processus qui jumelle à l’approche créative traditionnelle du design des observations dans des contextes réels et une analyse des motivations et des besoins latents. La prétention de cette démarche est aussi lucrative, c’est-à-dire qu’elle devrait en principe aboutir à la découverte de nouveaux besoins souvent non exprimés et, par conséquent, viser la création de nouveaux produits et de nouveaux marchés.

Cela peut paraître étonnant à première vue d’envisager la discipline du design avec une telle approche, particulièrement si on ne considère que sa résultante esthétique dans les objets, c’est-à-dire «faire beau». Mais si on pousse la réflexion plus loin, le design vise la conception d’objets qu’on utilise tous les jours et qui, on le souhaite, améliore notre vie, facilite nos gestes, rend notre environnement beau et agréable, diminue nos efforts, pour ne nommer que ces bénéfices.

Le design affecte donc l’expérience humaine au quotidien. Un bon designer devrait, par conséquent, être en mesure d’intégrer les préoccupations de ses futurs utilisateurs ou consommateurs et pouvoir se mettre à leur place pour concevoir un produit adapté, à la fois fonctionnel, attrayant et signifiant. Il doit donc apprivoiser le monde de l’autre et surtout, d’une diversité de personnes. Pour y arriver, de nombreuses méthodes ont été développées au fil des dernières années. Ces méthodes sont très diverses: vivre une journée dans la vie d’un futur utilisateur, s’immerger dans le contexte de son expérience, réaliser un entretien un à un, recadrer une expérience dans un autre contexte, etc.

Des outils d’anthropologues
La firme IDEO, dont la maison-mère se situe en Californie et qui possède des succursales en Allemagne et à Londres, est sûrement une de celle qui a le mieux intégré cette approche en design. Elle a développé une série d’outils et de techniques qui sont inspirés de l’anthropologie et de l’ethnographie pour aider les designers à mieux comprendre le monde réel en observant les personnes dans leur environnement et à intégrer leurs conclusions dans la démarche de conception. Dans leur récent ouvrage Creative Confidence: Unleashing the Creative Potential Within Us All, David Kelley, cofondateur de IDEO, et Tom Kelley, partenaire, précisent:

«What do we mean by empathy in terms of creativity and innovation? For us, it’s the ability to see an experience through another person’s eyes, to recognize why people do what they do. It’s when you go into the field and watch people interact with products and services in real time—what we sometimes refer to as “design research”. Gaining empathy can take some time and resourcefulness. But there is nothing like observing the person you’re creating something for to spark new insights. And when you specifically set out to empathize with your end user, you get your own ego out of the way. We’ve found that figuring out what other people actually need is what leads to the most significant innovations. In other words, empathy is a gateway to better and sometimes surprising insights that can help distinguish your idea or approach».

Dans la peau de l’utilisateur
Le design empathique nécessite toutefois, pour qui veut adopter ce type de démarche, de sortir de sa zone de confort et de son monde référentiel en termes d’expérience. Par exemple, il peut s’agir de prendre l’autobus avec un enfant dans une poussette pour identifier de nombreux aspects problématiques de la conception des habitacles. On peut également faire le trajet en béquilles ou observer quelqu’un le faire. On peut tester des idées avec des prototypes légers et inviter des personnes à les commenter ou les tester soi-même. 

Un designer se fait épiler le torse pour expérimenter ce que vivent les patients recevant des traitements pour les plaies. Photo IDEO

Un designer se fait épiler le torse pour expérimenter ce que vivent les patients recevant des traitements pour les plaies.
Photo IDEO

Le design empathique invite à se méfier de l’égo dans le processus de création et à davantage faire preuve d’humilité et d’écoute. Introduire la notion d’empathie en design permet aux designers de comprendre la diversité des expériences humaines et de réduire les jugements de valeur sur celles-ci ainsi que la projection de modèles de référence stéréotypés et l’autoréférencement. Cela est d’autant plus vrai quand il s’agit de considérer des usagers vulnérables, avec des handicaps ou vivant des situations plus extrêmes. C’est en s’intéressant à ceux et à celles à qui est destiné le design que l’on peut tirer des informations susceptibles de faire émerger une réelle contribution créative par des pistes de design éclairées, plus appropriées et nettement plus humaines.

Tout ça semble a priori aller de soi et on pourrait penser que le design est voué à être profondément humain et compréhensif vu de cette manière. Il faut toutefois se méfier. D’une part, ces méthodes ne sont pas encore très utilisées dans les pratiques professionnelles et sont souvent difficile à mettre en application. D’autre part, le design peut aussi provoquer des contraintes volontaires et rendre l’environnement hostile pour certains indésirables. Dans mon prochain billet, je parlerai de cet autre versant du design qu’on pourrait qualifier d’antipathique.

Pour approfondir le sujet: Gagnon, C. et V. Côté. 2014. «Learning from others: A five years experience on teaching empathic design». Proceedings DRS2014. http://www.drs2014.org/media/654157/0222-file1.pdf

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  1. Publié le 11 septembre 2014 | Par Koen De Winter

    Chère Caroline,
    Il n’y a pas de doute que le texte et la question principale qu’il pose sont pertinents. Mais leur pertinence n’est pas le résultat de l’ajout d’une considération importante, i.e. l’empathie en design, mais d’une négligence de l’empathie qui s’est lentement mais sûrement installée en design. La pertinence de la question est donc plus un rappel qu’une nouvelle compréhension du design.

    Il me semble que de signaler Dorothy Leonard et Jeffrey F. Rayport comme étant parmi les premiers pour attirer l’attention sur l’empathie en design est négliger une attitude généralisée en design et des méthodes d’avant 1997 dans lesquelles l’empathie n’est pas seulement et clairement une motivation importante, mais est aussi un des critères importants du design. Je sais qu'une grande partie des méthodes d’analyse de produits comme utilisées d’abord par Henri Dreyfuss et développées plus tard par René Smeets sont généralement tombées dans l’oubli. En partie, c’est compréhensible puisqu’elles n’étaient pas développées à des fins de recherche académiques, mais plutôt à des fins d’évaluation compétitive et comme une façon objective de mesurer les caractéristiques et les qualités des produits. Je me demande donc en quoi l’attitude de l’architecte Aldo Van Eyck qui, avant de bâtir le «Burgerweeshuis» (Orphelinat municipal d'Amsterdam) 1959-1960, disait avec grande conviction et ému jusqu’aux larmes à ses collaborateurs et proches qu’il avait perdu ses parents, devrait attendre l’année 1997 pour être appellée empathie. Aldo Van Eyck reconnaissait d’ailleurs que l’idée de faire de cette immense institution un assemblage de petites cellules était inspirée par le fait que quand on voulait le consoler, les gens se retiraient avec lui dans un espace plus petit et plus intime.

    Je n’aime pas me prendre comme exemple, mais moi non plus je n’ai pas attendu 1997 pour passer la nuit avec l’équipe d’entretien d’une des tours de la Place Desjardins pour constater que je devais faire un panneau d’avertissement «plancher glissant» de façon à ce que la base ne laisse pas de traces dans la cire autoluisante fraîchement appliquée. L’irritation des gens de l’équipe quand ils enlevaient les panneaux et voyaient les traits que la base laissait dans la surface luisante était très claire. Plus parlants encore sont naturellement les exemples fondateurs de notre profession comme le projet de lits d’hôpitaux de Bruce Archer, premier président du Design Research Institute du RCA, et plus proche de nous la recherche de Douglas Ball, non seulement dans l’environnement de bureau, mais dans l’adaptation du transport en commun (surtout les trains) aux personnes en chaises roulantes, sa chaise roulante qui peut grimper les escaliers, etc. Il me semble que c’est de faire injustice aux 150 000 et quelques attelles de jambes que Evans produisait à partir de 1943 sous la direction de Ray et Charles Eames, que de les appeler «faire beau». Oui, il est justifié de rappeler les designers et les étudiants en design à l’ordre et de nous rappeler que les progrès qui se sont faits, surtout au niveau technique ont parfois fait perdre de vue d’autres motivation d’innovation, mais il me semble injuste de faire de «nouveaux débuts» artificiels et d’ignorer que, oui, il y avait des raisons pour être critique du fonctionnalisme dans sa tentative de définir la forme par la fonction, mais que le vrai fonctionnalisme a toujours été motivé et nourri par l’empathie. Des collègues -comme Niels Diffrient (1928-2013) qui a repris la longue tâche de mettre à jour le «Human scale» de Dreyfuss en 1955 et qui pendant 50 ans de carrière n’a eu qu’une motivation: l’empathie- n’ont pas de leçons à apprendre de IDEO qui, quand ils font le mobilier d’école «Node» pour Steelcase oublient qu’il y a des gauchers dans ce monde…

    Il est vrai qu’en bons designers, ceux d'IDEO ont réussi à faire de l’empathie un produit qu’ils peuvent vendre, mais je crois que c’est très réducteur de voir l’histoire comme linéaire et d’éliminer une partie essentielle du design dans le but de le ressusciter. Tu n’étais probablement pas parmi mes étudiants au début des années 80, à qui je demandais pour la durée du cours sur la condition des personnes âgées d’être assis sur une couche de petits pois secs sur leur chaise et dans les souliers, avec de la ouate dans les oreilles, des doigts raidis par du papier collant et de la vaseline sur les lunettes, mais on n’avait pas besoin de Dorothy Leonard et de Jeffrey F. Rayport pour savoir que l’empathie dans la pratique du design est plus importante que le discours.

    Tout ça pour dire que j’aime ton blogue.

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