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Photo de Agnès Blais

L’histoire d’Henrik

«Tu es un petit morceau de liberté.»

Mon ami Henrik (pseudonyme) est un réfugié de l’Ouzbékistan en Russie. Dans son pays, il était persécuté parce qu’il est homosexuel; à Moscou, il se fait très souvent battre dans la rue ou crier «?y tchourka1, ?y gasterbaïter, gai, pédéraste!». Il porte la double tare d’être Ouzbek et homosexuel. Il rêve d’être déporté en Amérique ou en Europe. Il veut que le monde connaisse l’Ouzbékistan dont le peuple et la richesse culturelle sont étouffés sous la dictature du président Karimov.

Une histoire de violence
Son enfance est une histoire de coups et de viols répétés. «Je m’appelle Henrik, je suis né en 1985 en Ouzbékistan, en Union soviétique, dans la ville historique de Boukhara. J’ai été éduqué en russe. Dès l’enfance, j’ai su que j’étais gai. J’ai changé trois fois d’école, car on ne voulait pas de moi. Mon père me battait et aurait pu me tuer parce que je ressemblais à une fille. À l’école, c’était: soit on te met dehors, soit on négocie… On peut dire que j’étais pour eux une prostituée gratuite». À 15 ans, au collège, l’histoire se répète, en pire: sexe forcé, viols, coups, insultes de toute part –professeurs, voisins, policiers.

En 2005, Henrik entre à l’Institut de théâtre d’Ouzbékistan à Tachkent. Dans ses récits d’horreur, les larmes lui viennent quand il raconte comment il a été expulsé de l’Institut au bout de trois ans, dans sa dernière année d’études. «Pourquoi? J’ai des notes excellentes. Je suis un bon étudiant!» «Vous ne nous convenez pas», a-t-on prétendu. «Je peux pardonner les violences, les viols, la faim, mais je ne peux pas pardonner qu’on m’ait chassé de l’Institut simplement parce que je suis gai. Ils m’ont déjà tué, ils ont tué mes rêves. Si seulement ils avaient pu me laisser terminer mon diplôme.»

En septembre 2010 à Tachkent, Henrik a été violemment battu à coups de pieds, de poings et de couteau brûlant avant d’être violé par 4 hommes. «Oh, c’étaient de bons musulmans pratiquants.» Ils lui ont brisé le nez et il a eu une commotion cérébrale. L’homosexualité est illégale dans la Constitution de l’Ouzbékistan. «Tu ne penses qu’à survivre. Tu te répètes: comment vais-je fuir?»

En Ouzbékistan, il est extrêmement difficile d’obtenir un passeport international (relent du régime soviétique qui avait créé le passeport intérieur et le passeport extérieur). Il coûte officiellement 400$ plus «vziatki» (pots-de-vin, bakchichs), il faut passer l’examen du Bureau des affaires intérieures et il n’est valide que 2 ans (en russe: www.fergananews.com/article.php?id=6509). Henrik est réfugié en Russie, pays dont il parle parfaitement la langue, mais qu’il veut fuir.

Xénophobie et homophobie à Moscou
À Moscou, Henrik a été plusieurs fois attaqué par des nationalistes à cause de son apparence asiatique et homosexuelle. Il a peur de prendre le métro ou le train de banlieue.

En août 2011, deux skinheads lui ont brisé les dents alors qu’il se rendait dans un bar gai. Ils l’ont battu, lui ont donné des coups de pied dans l’estomac, cassé les dents et volé son téléphone. Il s’est rendu à la police, qui ne l’a pas écouté. Au contraire, les policiers ont répondu:
«De quelle nationalité es-tu?
-Ouzbek
-Crois-tu en Dieu?
-Oui
-Alors pourquoi tu vas dans les bars gais?»
Ils l’ont poussé en disant: «Va-t’en si tu veux vivre, rentre chez toi, nous pouvons te déporter en Ouzbékistan».

Henrik s’est aussi fait attaquer par 6 ou 7 skinheads dans le train de banlieue. Ils étaient saouls et avaient un couteau. «Ils m’ont frappé, traité comme un animal et crié “retourne dans ton churkistan”. Heureusement, des passagers m’ont défendu.» En juillet 2011, 4 adolescents l’ont à nouveau tabassé et lui ont pris son argent. Malgré la déposition d’un témoin, la police a décrété que l’affaire n’était pas importante.

Alors qu’Henrik avait demandé un endroit privé pour raconter sa vie lors de l’interview au Service fédéral des migrations russe (bureau régional), on lui a écrit, dans une lettre officielle, qu’il ne devrait pas faire la propagande de l’homosexualité. «Nous vous rappelons que, en accord avec les normes éthiques et sociales communes, la vie intime d’une personne doit le rester et ne doit pas être accentuée comme caractéristique spécifique préférentielle d’un citoyen. La démonstration intentionnelle de votre spécificité, au cours de vos visites au bureau des Affaires avec les compatriotes, les réfugiés et les migrants forcés, constitue de la provocation de votre part, ce qui explique la difficulté pour les employés à travailler avec vous.» Si la «propagande» homosexuelle est interdite à Saint-Pétersbourg –et je crois qu’il faut s’interroger sur les dangers de la multiplicité des significations que peut revêtir ce mot–, elle ne l’est pas encore dans la Constitution de la Fédération de Russie, malgré l’ombre des discussions d’une telle loi à la Douma de Moscou.

L’émigration pour la liberté
Henrik n’a pas obtenu la citoyenneté russe, alors qu’il y a droit étant né en URSS, et aussi selon le Programme fédéral des Compatriotes migrants pour les ressortissants des anciennes républiques soviétiques. Il a un permis de résidence temporaire en Russie valide jusqu’en 2014. Son souhait le plus cher est d’obtenir le statut de réfugié en Amérique ou en Europe. «Je veux seulement être libre, libre de m’habiller comme je veux, libre de marcher dans la rue, de travailler, libre, libre, libre. Je suis fatigué des menaces, du harcèlement. Je n’en peux plus d’attendre.» Henrik a fait une demande de réfugié au Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à Moscou il y a un an. L’ambassade américaine l’a finalement convoqué pour une entrevue en octobre.

En plus du HCR, il a écrit à l’ambassadeur des É.-U. à Moscou, à Barack Obama, au parti Russie unie et à différentes instances de l’ONU. «Tant de questions, tant de questions sans réponse. Personne ne me donne de réponse. Qu’est-ce que je dois faire de plus ? J’attends, j’attends, c’est horrible. Vous voulez vérifier si ces violences ont bien eu lieu? Vérifiez. Tout est inscrit dans mon corps. Je suis prêt à donner toutes les interviews, à passer le détecteur de mensonges. Soit on vit selon la Convention de Genève, soit on vit selon quelque compréhension vague, floue. J’ai aussi écrit à des dizaines d’associations gaies, dont la LGBT, aux États-Unis et au Canada. Pourquoi ne m’ont-ils pas envoyé de réponse, ou fait un appel? Juste une fois, même s’ils ne peuvent pas m’aider, pour me dire: Oui, nous avons reçu ta lettre. Comment vas-tu?»

Ce qu’on ne sait pas de l’Ouzbékistan
«Je voudrais t’inviter, si tu le permets, me dit Henrik. Je voudrais te montrer Avicenne, Al-Berouni, Al-Farabi (second maître d’Avicenne, le 1er étant Aristote, et 1er commentateur musulman d’Aristote), Al-Boukhari, Omar Khayyam, une avalanche de savants, philosophes, écrivains perses dont les routes d’érudition se sont croisées à Samarcande et à Boukhara. Je voudrais te montrer la culture ouzbek. Pourquoi personne ne parle de l’Ouzbékistan? Comment notre pays est-il devenu ainsi, comment notre président tue sa nation et pourquoi je hais l’Union soviétique?»

Le président Islam Karimov, un apparatchik au pouvoir depuis 30 ans, se sert de l’argument musulman extrémiste pour accroître son autorité, comme Vladimir Poutine d’ailleurs, à un moindre degré. «Parfois il veut l’islamisation, parfois il ne la veut pas. D’un côté, il se bat contre l’Islam et de l’autre, il crée des terroristes. Tu sais comment? S’il ne voulait pas qu’il y ait des terroristes et que les gens quittent le pays, il aurait fallu leur donner du travail, créer des écoles, offrir des soins de santé. Karimov tue notre nation. Et pourquoi le monde se tait?»

«Malheureusement, l’Ouzbékistan est un pays fermé et on sait très peu de choses sur ce qui s’y passe.» En une simple phrase, Henrik confirme les reportages de l’organisation Human Rights Watch expulsée de l’Ouzbékistan en 2011 (www.hrw.org/features/no-one-left-to-witness). La torture y est omniprésente, la société civile réprimée, les journalistes, avocats et défenseurs des droits sont emprisonnés, le pays est de plus en plus fermé. Henrik m’a montré le massacre d’Andijan en 2005 et comment le pouvoir a tenté de le cacher en tuant les témoins. Quand il m’a dit qu’on enlevait l’utérus des femmes pour que l’Ouzbékistan paraisse bien dans les statistiques de vie, je ne l’ai pas cru. Puis j’ai vu le reportage de la BBC à ce sujet. Un programme officieux de stérilisation sévit en ce moment. La torture dans les prisons est omniprésente, les prisonniers politiques, les avocats, les journalistes, les opposants et les témoins gênants sont réduits au silence. Il suffit de regarder Radio Svaboda (en russe) pour comprendre.

La chanteuse Yulduz Ousmanova et l’espoir
Henrik m’a aussi montré celle qui a toujours incarné son espoir, la chanteuse moderne Youzdoul Ousmanova. «C’est elle qui m’a sauvé.» Ousmanova surprend par sa liberté, sa capacité à intégrer et à propager les valeurs musulmanes et européennes, sa notoriété –elle est connue dans toute l’Asie centrale, le monde turc et l’ex-URSS. Elle chante en ouzbek, tadjik, turc, kazakh, arabe, ouïgour et bien d’autres langues. Quand on regarde ses vidéos, très orientales, sa liberté surprend. Elle parle de la soumission des femmes, de la religion et de la tolérance, de l’intérieur d’un monde dont elle connaît les codes.

Ousmanova est née à Marguilan, ville de la région de Ferghana en Ouzbékistan, s’est fait chasser par son mari quand elle a commencé à chanter, a été adorée par le président Karimov, chantant à chaque fête officielle, dont la plus importante, celle du printemps (Navrus, le 21 mars), a été députée au Parlement. Puis ses mots d’éducation et de démocratie ont déplu au pouvoir qui a commencé à l’interdire petit à petit. «Elle joue avec les mots. Elle chante [Henrik me traduit de l’ouzbek]: “puisse le peuple vivre, qu’il devienne premier, qu’il soit en relation avec le président, puisse le peuple, en premier, respirer l’air, qu’il devienne riche. Il faut aimer sa patrie, mais puisse la patrie vous aimer”. C’était sur la grande place de l’Indépendance en 2003 et il y avait des milliers de personnes!»

Yulduz Ousmanova a été complètement interdite en Ouzbékistan en 2007. Elle vit aujourd’hui en Turquie, où elle est devenue une immense star musulmane, et libre. D’une grande générosité, elle a financé en Ouzbékistan plusieurs écoles, films et foyers pour personnes âgées. C’est grâce à elle qu’Henrik a pu faire refaire ses dents cassées par les coups. «Elle est la fierté de notre peuple. Elle nous donne de l’espoir et amène les gens vers la bonté. Elle est sortie de ce carcan de béton pour respirer. Sans elle, je ne serais plus en vie. Elle m’a donné la dignité.»[youtube_sc url= »http://www.youtube.com/watch?v=RYFmyBPESeU&feature=fvwrel » width= »600″]

1 Terme péjoratif pour désigner une personne du Caucase ou de l’Asie centrale se comportant de façon mal élevée. Aujourd’hui, plus généralement, pour tous ceux qui ont la peau foncée.

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  1. Publié le 9 octobre 2012 | Par Stéphanie

    Bonjour,

    Je trouve que c'est une histoire très touchante. Je te souhaite Henrik de pouvoir vivre dans un pays où tu seras traité à ta juste valeur. Je suis convaincue que tu vas réussir à t'en sortir.

    Au plaisir.
  2. Publié le 6 octobre 2012 | Par Alla

    Je me demande pourquoi déteste-il l'Union soviétique?? Il n'est né que en 1985. Dans mon classe à l'école il a eu des élèves de plusieurs républiques et toutes les nationalités ont été respectées. Personne aurait osé l'appeler de "churka" si l'Union toujours existait.

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