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Le paradoxe du design hostile

Les designers ne sont pas toujours au service de l’ensemble des utilisateurs potentiels d’un objet. Parfois, leur client leur demande de limiter la clientèle visée ou même de décourager certaines utilisations. Dans un article récent du journal Le Soleil, Laurie Richard exposait quelques exemples de design qu’on pourrait qualifier d’hostile. Elle mentionne les nombreux dispositifs de l’espace public qui sont utilisés pour éloigner certaines catégories de personnes (itinérants, adolescents, etc.) ou pour éviter que des gens s’attardent trop longtemps dans certains lieux: bancs publics sur lesquels on ne peut s’allonger, chaises de cafétéria ancrées au sol, barrières de toute sorte. Ces objets plutôt antipathiques sont issus d’une réflexion de design qui consiste à trouver des moyens, par des matériaux et des formes, de contrôler leur appropriation, de restreindre leur usage et de limiter leur confort. 

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Quand le design contrôle l’usager
Le designer intervient ici en réponse à une problématique moins liée à l’usager, mais davantage aux clients, qui sont pour la plupart des institutions publiques ou des entreprises. Ces dernières veulent en quelque sorte s’assurer d’attirer leur clientèle privilégiée et de préserver leurs biens en évitant leur détérioration ou leur vol. Mais en design, le contrôle est également associé à différentes situations qui impliquent d’orienter l’expérience d’utilisation d’un objet en indiquant comment il doit être utilisé et en évitant les détournements d’usage. On peut penser aux différents dispositifs qui indiquent l’orientation d’une file d’attente ou encore aux cônes orange de la route pour prévenir que des travaux sont en cours. Tous les objets quotidiens exercent donc une forme de contrôle sur l’usager parce qu’ils sont faits pour être utilisés d’une certaine manière. Tel est le paradoxe: dans sa pratique, le designer pense à l’usager, mais ne lui accorde pas toujours la liberté souhaitée.

Si ces objets de contrôle peuvent parfois rebuter les citoyens qui s’offusquent du manque d’empathie envers les plus démunis, ils renvoient néanmoins à une réalité de la pratique du design qui est celle de répondre à une commande. C’est d’ailleurs une des critiques du design que soulève le designer de produits Tim Parsons dans son merveilleux ouvrage Thinking: Objects Contemporary approaches to product design1. Critique qui montre que le designer est un intermédiaire qui n’a pas toujours le contrôle puisqu’il est payé par l’entreprise, et non par les usagers qu’il entend servir. Dans les années 1970, Julien Hébert, un des pères du design au Québec, avait évoqué avec lucidité et sévérité ce grand paradoxe quant à la responsabilité du designer et parfois sa complicité à être hostile au développement même de notre société et de sa durabilité: «Le designer me semble engagé dans une voie douteuse: il se dit, et il l’est, responsable de la qualité du produit; mais il est rémunéré par le producteur, et non par le consommateur qu’il entend servir. Sa complicité avec l’entreprise qui le commandite le compromet gravement. À son insu, le designer en vient à accepter le jeu de l’industrie capitaliste pour réduire la valeur du produit, accélérer sa désuétude, le rendre facilement destructible et irréparable»2.

Dans un autre ordre d’idées, Parsons réfère au travail colossal du designer industriel américain Henry Dreyfuss, que l’on surnommait The Man in the Brown Suit, pour introduire les facteurs humains dans la profession. Ses chartes anthropométriques publiées dans les années 1960, d’abord sous le titre The Measure of Man: Human Factor in Design et ensuite renommées The Measure of Man and Woman sont devenues une ressource incontournable dans la pratique. Parsons cite comme exemple la chaise Aeron de Bill Stumpf et de Don Chadwick pour Herman Miller qui intègre avec ingéniosité une grande variété d’ajustements et de grandeurs. Si les chartes anthropométriques permettent de mieux comprendre les dimensions ergonomiques en design, Parsons souligne quand même que trop souvent les designers s’en tiennent à des individus moyens, n’étudient que très peu les différences corporelles et d’habilités motrices et, par conséquent, restreignent l’accessibilité de leur produit. On pourrait alors penser que des objets conçus en fonction d’un groupe relativement restreint d’individus exercent une forme d’hostilité et marginalisent une portion non négligeable de personnes. En ce sens, le design hostile n’est pas toujours très loin et n’est pas limité aux objets présentés dans l’article du Soleil.

La chaise Aeron conçue par Don Chadwick et Bill Stumpf pour Herman Miller. Photo Herman Miller

La chaise Aeron conçue par Don Chadwick et Bill Stumpf pour Herman Miller. Photo Herman Miller

Ce n’est donc pas toujours évident d’intégrer toute l’empathie qu’on souhaiterait dans l’exercice de la fonction de designer, le design contribuant aussi, comme on a pu le constater, à la limiter. Toutefois, on revendique davantage une plus grande conscience de ces réalités hostiles en design, notamment en visant une meilleure inclusion sociale par la manière d’aborder les problématiques et de proposer des produits. C’est un peu pourquoi on assiste de plus en plus à un changement dans la conception des produits, qui passe d’une commande dont les besoins sont dictés par le marché à un plus grand investissement du designer dans la définition même de cette commande, notamment parce que le produit est conçu en mettant d’abord et avant tout l’être humain au centre des préoccupations de design, et ce, dans une volonté également de penser le monde et sa durabilité. 

Dans mon prochain billet, j’aborderai la question de la beauté, du «faire beau» associé à la pratique du design, de sa nécessité humaine mais aussi parfois de sa futilité dans les produits. J’insisterai particulièrement sur la durabilité affective des objets.

1 Parsons, Tim. 2009. Thinking: Objects Contemporary approaches to product design. AVA academia.

2 Gironnay, Sophie. 1994. «Julien Hébert ou le discours de l’âme» Le Devoir, Cahier Livres, samedi 23 juillet, p.C12

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  1. Publié le 26 septembre 2014 | Par Duc C. Nguyên

    Excellent papier!
  2. Publié le 25 septembre 2014 | Par Caroline Gagnon

    Cher Koen,

    Je trouve tout à fait juste cette dernière remarque «L’hostilité est dans le fait que l’on développe des produits qui sont en soi des porteurs d’injustice». C'est ce que j'essayais tant bien que mal d'arriver à montrer, que l'hostilité en design n'est pas tant la restriction des usages mais elle peut être plus insidieuse. J'aborderai ces questions éthiques liées à la pratique du design ultérieurement dans mon blogue ainsi que les pratiques du design social qui tente d'y répondre. Merci pour ces commentaires Koen appuyés par ta longue pratique.
  3. Publié le 25 septembre 2014 | Par Koen De Winter

    J’étais resté sur quelques pensées inachevées quand j’ai dû arrêter d’écrire la contribution précédente, je me permets donc de continuer sur cet élan. Je crois que, dans la discussion générale sur les énergies et les systèmes qui gardent notre société dynamique, il est important de distinguer ces systèmes. Le système capitaliste est trop souvent décrit comme le système général dans lequel nos sociétés occidentales vivent, ce qui n’est pas le cas. Appliquer des critères de «marché» pour la commande publique donne donc une distorsion à l’analyse du design pour ce secteur. Le fabricant d’un objet ou d’un équipement n’y joue qu’un rôle instrumental et n’est en quelque sorte que l’exécutant, où le sous-traitant dans la fabrication d’un produit. Dans nos sociétés, il y a 3 économies différentes qui opèrent de façon parallèle et qui, tout en montrant des frictions et une certaine tendance à transgresser leurs frontières, ont quand même des rôles très différents. Oui, il y a le capitalisme qui, le long des dynamiques du marché, recherche la satisfaction des besoins de ceux qui répondent à une offre. Une de ses composantes qui a pris un peu trop de place est sa base financière. Normalement, elle serait un certain surplus de capital non consommé, donc des épargnes, qui est investi dans des moyens de production qui génèrent des produits et des services. Comme l’imagination humaine est capable de générer des valeurs ajoutées, cette activité devient elle-même source d’un certain surplus, etc. Le système fonctionne mieux quand il s’adresse à des besoins individuels avec des solutions individuelles qui permettent à chacun de choisir le produit et le service qui lui convient le mieux. Il est vrai que cette anticipation de succès a généré une spéculation qui s’est développée au point ou la valeur spéculative dépasse de loin (autour de 3 fois à la bourse de New York) la vraie valeur. Il est vrai aussi que le système à générer des valeurs financières inexistantes qui nous donnent des problèmes, mais en général le système fonctionne assez bien à l’intérieur de ses propres limites. Une deuxième économie est celle de l’État. Les moyens financiers de cette économie viennent des impôts, et la justification de la taxation est que l’État utilise ce capital pour les besoins communs et publics sur lesquels il y a un large consensus. Un réseau d’éducation, de soins de santé, un réseau d’infrastructures de transport diversifié, etc., et un nombre de services dont un système de justice, des règlementations, la sécurité publique, une administration publique et… une armée si nécessaire. Ce système cherche son orientation et son efficacité non pas dans les forces du marché, mais dans l’évaluation directe de la population exprimée dans les élections. La 3e économie est l’économie sociale. Sa dynamique est l’ensemble des convictions autour de services et de produits qui n’ont pas leur place dans les 2 autres systèmes. Ils ne fonctionnent pas dans le système capitaliste parce qu‘ils ne produisent pas une valeur ajoutée, ce qui les rend non rentables, et ils ne sont pas portés par un consensus suffisamment large pour devenir un service de l’État. Je ne prétends pas que les frontières sont tracées de façon aussi précise et nette. Il est vrai que le fait que l’État a pris la mauvaise habitude de puiser dans l’offre financière capitaliste se retrouve dans cette position inconfortable de devoir se plier aux règles du jeu financier, mais on sais très bien que ce n’est qu’un choix et que il y a eu des pays qui constitutionnellement devaient limiter leurs emprunts à la population du pays (par des bons du trésor, etc.). Le gouvernement ne pouvait donc s’endetter qu’envers ses propres citoyens. Mais ce n’est pas mon propos. Mon propos est que dans l’évaluation du design, il faut absolument faire la différence entre ces 3 économies et les différences entre les dynamiques qui les gèrent. Je crois aussi qu’il faut activer et entretenir une discussion sur quels services et quels produits appartiennent à quel secteur et, en tant que designer, contribuer au développement de systèmes adéquats pour chaque secteur. Par exemple, l’étude d’André Desrosiers, à laquelle j’ai contribué, sur les concours de design pour la commande publique et leurs fonctionnement montre que ces méthodes sont encore dans un stade de développement primaire et qu’il est important, non pas de se demander dans lequel des 3 secteurs la commande publique se situe, mais de quelle façon on améliore les procédures de cette commande publique.

    En conclusion, je crois comme toi qu’il y a du design hostile, mais la vraie hostilité du design n’est pas dans la limite de l’utilisation de bancs publics, c’est vraiment le moindre mal. L’hostilité est dans le fait que l’on développe des produits qui sont en soi des porteurs d’injustice. Je pense au téléphone cellulaire qui ne serait pas abordable si on devrait le payer de façon «équitable»… mais c’est probablement une autre discussion.
  4. Publié le 24 septembre 2014 | Par Koen De Winter

    Chère Caroline,
    Comme les échanges me semblent toujours plus importants que les points de vue, j’espère que tu acceptes que je continue à jouer le rôle de «personne interpellée» par les sujets dont tu traites de façon si convaincante. La situation que tu qualifies de paradoxale ne me semble pas aussi paradoxale quand on considère que les solutions universelles qui satisfont et servent tout le monde sont rares, pour ne pas dire inexistantes. Je l’ai argumenté en d’autres lieux et autres temps, quand le banc public de Michel Dallaire était un des centres de cette controverse que ce qui semble, à première vue, une façon d’empêcher des gens de se coucher sur son banc est aussi et peut être surtout une façon de créer un espace dans lequel une personne âgée qui a besoin de 2 appuis-bras pour s’asseoir et se lever peut le faire avec un certain confort, ce que l’on ne peut pas dire de beaucoup de bancs publics. Cette observation peut être inspirée par le fait que j’ai de plus en plus besoin d’appuis-bras moi-même, mais cela ne fait que confirmer le fait que ce qui est une nécessité pour l’un peut créer un problème pour l’autre. Le banc qui sert d’illustration dans ton introduction au sujet montre d’ailleurs le même avantage. De plus, comme il semble se trouver dans un lieu public, il crée à l’intérieur d’un espace réduit, une forme d’espace «personnel», sans que ce soit le résultat de «glissements stratégiques inappropriés». Tout cela pour dire que notre monde matériel n’est pas le résultat du travail d’un designer, mais d’une communauté de designers qui ne produisent pas une seule solution, mais une diversité de solutions. La différence me semble importante. L’idée que le designer contribue, de par son travail, à limiter la liberté des utilisateurs ne prend pas en considération que le design n’impose pas, il propose. Le design dans une société ne se crée pas par les designers, mais par la combinaison de ces propositions avec l’acceptation de l’utilisateur. En fait, de tous les produits qui sont proposés par les designers, juste 8% sont acceptés par les utilisateurs visés. Même quand le design est fait pour et à la demande de la fonction publique, ni le designer, ni le fabricant imposent des solutions sans que la responsabilité pour ce choix soit partagée avec l’utilisateur ou ses représentants. Il me semble qu’il y a une erreur fondamentale dans la description qui met le designer au service de l’industrie. L’analyse de Tim Parsons qui prétend que le designer est un intermédiaire qui n’a pas toujours le contrôle puisqu’il est payé par l’entreprise, et non par les usagers qu’il entend servir, oublie le simple fait que même l’entreprise n’est qu’un intermédiaire, puisque l’entreprise est payée par l’utilisateur. Il est vrai que le designer n’a pas toujours le contrôle… et c’est une bonne chose. Imaginons pour une fraction de seconde que Le Corbusier avait eu le contrôle sur ses plans pour la ville de Paris et que son plan voisin ou une partie du plan avait été exécuté… Construire un environnement matériel n’est pas la responsabilité d’une personne ou d’une profession, mais d’une chaîne dans laquelle chacun joue un rôle complémentaire et porte une responsabilité partagée. Une variété de choix fait que chaque groupe d’utilisateurs peut choisir la solution qui répond le plus à ses besoins et à ceux qu’il anticipe. Oui, il y a des produits qui ne sont pas assez durables à nos yeux, mais il y a aussi des produits qui le sont et il y a des produits qui sont considérés trop durables par les utilisateurs. La base du design est le droit de chaque génération de donner forme à son environnement matériel, mais ce droit s’exerce de façon démocratique. De voir les moyens de production (l’industrie) comme une force négative qui serait «hostile» à un marché le plus large possible me semble la vraie contradiction. Considérant notre environnement naturel, il y a aussi des espaces ou des endroits qui ne sont pas accessible à tous. Ce n’est pas le résultat d’un effort intentionnel de limiter notre liberté et ce n’est «hostile» que pour ceux qui ne considèrent pas notre environnement.
  5. Publié le 24 septembre 2014 | Par Abdalla Shadid

    Merci Caroline de partager cet excellent billet.

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