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Photo de Ivan Tchotourian

Quand les impôts volent la vedette – 1re partie

Les mots «taxe» et «fiscalité» seraient-ils devenus à la mode? De fait, plusieurs polémiques ont éclaté ces dernières années en matière d’impôt des entreprises, qu’on pense entre autres à celles impliquant Google, Apple, Facebook et Amazon (ces géants du Web étant également connus sous l’acronyme GAFA).

À ce propos, la Commission européenne dévoilait, fin mars 2018, 2 propositions législatives visant à s’assurer que les géants de l’économie numérique paient leur juste part d’impôt. D’abord, à court terme, une taxe provisoire de 3% sur leurs revenus. Puis, à moyen terme, une taxation de leurs bénéfices réalisés sur le territoire des pays européens même si ces entreprises ne s’y trouvent pas physiquement.

Une révolution des règles fiscales
Ainsi, longtemps perçu comme technique et peu accessible aux non-initiés, le droit fiscal semble soudain porteur d’un possible mieux-vivre en société, notamment par une moralisation des entreprises. Pourtant la contribution «humaine» du droit fiscal fait partie de son histoire et de ses fondements, à la faveur de l’équité que ses règles assurent. Malgré cela, dans les faits, la discipline demeurait depuis plusieurs décennies l’objet d’une lecture restrictive se concentrant sur les besoins des professionnels de l’impôt.

C’était jusqu’à ce que la concurrence féroce des régimes fiscaux entre États –certains spécialistes évoquent une authentique «guerre» fiscale1– aboutisse, d’une part, à la dénonciation par des journalistes des pratiques controversées de riches particuliers et de grandes entreprises (Paradise Papers et Panama Papers) et, d’autre part, au recul, du moins dans les discours politiques, de la politique fiscale très libérale de certains pays. Cela a également mené à la critique sévère de ces pratiques par des experts reconnus du domaine des finances2et,  enfin, à la vindicte populaire concernant les différences de traitement des contribuables en matière d’impôts.

Les GAFA de ce monde se retrouvent ainsi sous les feux des projecteurs et voient leur réputation malmenée. Les chiffres à l’appui donnent le tournis. En effet, les multinationales déplaceraient environ 40% de leurs profits dans des paradis fiscaux.

Le Canada, élève modèle?
À l’inverse de certains pays comme l’Irlande, le Luxembourg ou l’île de Man, souvent décriés pour leur fiscalité trop accueillante, le Canada dénonce publiquement certaines pratiques fiscales des entreprises les amenant à payer peu de taxes, voire aucune. Plus encore, il se targue d’être un leader dans la lutte contre l’évitement et l’évasion fiscale3. Notre pays échappe-t-il pour autant au débat sur la justesse des règles fiscales et sur l’équité qui devrait chapeauter ses pratiques?

En réalité, il faut aller au-delà des apparences pour saisir la situation paradoxale dans laquelle se trouve le Canada. Il a par exemple été éclaboussé par l’affaire des Paradise Papers4. En effet, l’État dispose d’un système des plus avantageux fiscalement pour les entreprises et est régulièrement pointé du doigt pour son inaction devant la fuite de leurs capitaux vers les paradis fiscaux. Certes, notre pays a adopté des mesures qui facilitent l’accès aux renseignements ici et ailleurs dans le monde. Par contre, l’adoption de ces mesures ne signifie pas pour autant qu’il fait tous les efforts nécessaires pour contrer des pratiques fiscales contestables5. En réalité, selon certains experts, le Canada ne serait rien de moins que le problème, et non la solution6 à ce problème. 

Qui gagne plus paie moins
Mais le Canada n’est pas le seul État à faciliter la vie des entreprises en matière d’impôt. La fluctuation mondiale du taux d’imposition des sociétés, présentée dans le tableau ci-dessous7, démontre qu’il n’a cessé de diminuer entre 1980 et 2013, et ce, pour tous les pays.

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Ainsi, pour attirer les grandes entreprises et la manne financière qu’elles représentent, de nombreux États ont pris part au jeu du «moins-disant réglementaire» dans le domaine fiscal. Certains ne s’en cachent pas et en font même leur marque de commerce. D’autres s’en vantent moins, mais consentent peu d’efforts pour changer la donne. Ce faisant, en près de 30 ans, le taux d’imposition des sociétés a diminué de presque 50%. Les données fournies par l’organisme indépendant Tax Foundation comparant 202 pays entre 1980 et aujourd’hui confirment que le taux d’imposition statutaire des multinationales n’a cessé de baisser passant en moyenne de 38% à 23%.

Les données canadiennes
Lorsqu’on met en parallèle ces chiffres avec le taux d’imposition des bénéfices que le Canada demande aux entreprises (8,4%), il apparaît évident que ce dernier est des plus compétitifs en termes d’avantage fiscal. Déjà, à l’échelle nord-américaine, il est nettement sous la barre des 27,6% imposés aux États-Unis8et des 24,6% exigés au Mexique9.

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Plus globalement, en 2016, le Canada affichait des taux d’imposition aux entreprises parmi les plus avantageux au monde10. «L’importante diminution de la fiscalité des entreprises au cours des récentes années, en particulier de celle du palier fédéral, a fait en sorte de ramener la fiscalité des entreprises canadiennes parmi les plus faibles des pays riches»11.

En outre, le Canada dispose d’un des réseaux de conventions fiscales les plus importants au monde. Cela permet d’éviter la double imposition à ses entreprises possédant des filiales dans certains pays tout en leur offrant un accès à la fiscalité particulièrement avantageuse de ces pays12.

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De plus, certaines dispositions législatives ont permis à des sociétés canadiennes de se bricoler des profils fiscaux particulièrement créatifs au cours des dernières années. Tout cela a contribué à assurer une place de choix au Canada dans le classement mondial de la compétitivité fiscale, comme l’illustre le tableau ci-contre13.

Réduction maximale de la charge fiscale: légitimité et illégitimité
Cela dit, jusqu’à quel point la loi permet-elle d’user de la fiscalité à son propre avantage14? Par le passé, les tribunaux canadiens ont reconnu le droit pour tout contribuable d’organiser ses affaires de façon à réduire au maximum ses impôts payables15. La Cour suprême du Canada a précisé ce principe dans l’arrêt Stubart Investments Ltd. c. La Reine16.

Ainsi, les contribuables peuvent recourir à des stratégies complexes leur permettant de diminuer l’impôt payable à la condition qu’ils respectent les dispositions de la loi. Les tribunaux ne peuvent les en empêcher pour le seul motif d’une iniquité vis-à-vis de ceux qui n’auraient pas opté pour cette solution.

Quand ces préceptes sont utilisés dans les règles, on parle de planification fiscale. La planification fiscale est une pratique a priori légitime et admise en droit fiscal canadien17. Ses mesures et ses arrangements, qui permettent de réduire les impôts, sont fondés sur le libellé précis de la réglementation fiscale.

La situation devient plus inconfortable en cas d’évitement fiscal. L’évitement fiscal est un moyen de bénéficier de services publics sans en payer le prix sous forme d’impôt. Tout comme la planification, l’évitement fiscal est issu de pratiques qui ont un objectif simple (réduire les impôts) à partir d’une même base (le libellé précis d’une réglementation fiscale).Mais, bien que conformes au libellé des lois fiscales (légales), ces pratiques peuvent aller à l’encontre de l’objectif et de l’esprit de ces lois, ce qui les rend immorales. Poussé à l’extrême, l’exercice d’évitement devient de l’évitement fiscal abusif. Enfin, en dépit d’une certaine similitude des termes, l’évitement fiscal doit être distingué de l’évasion fiscale,une fraude qui fait référence à l’acte illégal d’omettre de déclarer des revenus tirés d’activités ou de placements secrets à l’étranger18.

Considérant tout cela, repenser les fondements de la fiscalité pour l’amener vers des bases plus responsables paraît inévitable. Or, l’affaire est-elle possible et, si oui, comment y arriver? C’est sur cette question que portera mon prochain billet.

***
Ce billet doit beaucoup à l’excellent travail et au riche partage de réflexions faits avec Mmes Sophie D’Entremont et Alice Tremblay que j’ai eu le plaisir de diriger lors de recherches effectuées durant leur baccalauréat en droit. Le suivi effectué dans le cadre d’un cours et les discussions qui en ont résulté ont alimenté les réflexions exposées dans ce billet. Je les en remercie.

1 Récemment, voir: Winning the Tax Wars: Tax Competition and Cooperation, Brigitte ALEPIN, Blanca MORENO-DODSON et Louise OTIS (dir.), Wolters Kluwer, 2017.

2 Au Canada, les travaux des fiscalistes André Lareau (professeur associé à la Faculté de droit de l’Université Laval) et Marwah Rizqy (professeure au Département de fiscalité de la Faculté d’administration de l’Université de Sherbrooke) et ceux du philosophe Alain Deneault (directeur de programme au Collège international de philosophie, à Paris) peuvent être cités.

3 Agence du revenu du Canada, Jouer un rôle de leader: ce que fait le Canada pour promouvoir la collaboration internationale en matière d’évasion fiscale, Bulletin d’information, Gouvernement du Québec, 11 avril 2016.

4 Anne PÉLOUAS, «Paradise Papers: les affaires s’accumulent au Canada»Le Monde, 10 novembre 2017.

5 Alice TREMBLAY, Fiscalité des entreprises, recherche dirigée, Faculté de droit, Université Laval, été 2017, à la p. 22.

6 Gérard FILLION, Paradis fiscaux: le Canada est le problème, non la solution, Radio-Canada, 7 novembre 2017.

7 Cité dans Gilles L. BOURQUE et Julien TOUSIGNANT, Le bilan fiscal des entreprises au Québec, Note d’intervention de l’IREC, Numéro 37, novembre 2014, à la p. 5.

8 À la suite de la réforme américaine entrée en vigueur le 1er janvier 2018, les taux américains d’imposition des sociétés ont chuté de 35% à 21% (plus l’impôt des États qui s’élève en moyenne à 3,5%).

9 Gilles L. BOURQUE et Julien TOUSIGNANT, Le bilan fiscal des entreprises au Québec, Note d’intervention de l’IREC, Numéro 37, novembre 2014, à la p. 4.

10 La Banque mondiale, Taux d’imposition total (% des bénéfices commerciaux).

11 Gilles L. BOURQUE et Julien TOUSIGNANT, Le bilan fiscal des entreprises au Québec, Note d’intervention de l’IREC, Numéro 37, novembre 2014, à la p. 3.

12 Présentation de Raymond Chabot Grant Thornton, 12 mai 2016, dans Commission des finances publiques, Le phénomène du recours aux paradis fiscaux: observations, conclusions et recommandations, Rapport, mars 2017, aux p. 28 et s.

13 KPMG, Plein feux sur la fiscalité, Guide de KPMG sur la fiscalité internationale, 12 juillet 2016.

14 Sophie D’ENTREMONT, Évasion et évitement fiscaux des sociétés: qu’avons-nous à retenir des systèmes fiscaux canadiens et luxembourgeois?, recherche dirigée, Faculté de droit, Université Laval, hiver 2017, aux p. 8 et s.

15 Commissioners of Inland Revenue c. Duke of Westminster, [1936] A.C. 1 (H.L.).

16 Stubart Investments Ltd. c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 536.

17 Hypothèque Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, au par. 31.

18 Commission des finances publiques, Le phénomène du recours aux paradis fiscaux: observations, conclusions et recommandations, Rapport, mars 2017, à la p. 15.

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