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Photo de Simon Langlois

Structure sociale de Montréal: des traces du clivage linguistique

La stratification sociale de Montréal a été historiquement caractérisée par un clivage linguistique anglais-français qui s’est mis en place lors de l’essor industriel et commercial de la ville. Les francophones montréalais étaient alors en majorité ouvriers, petits commerçants, artisans et entrepreneurs de condition modeste alors que les élites de langue française étaient surtout constituées de membres des professions libérales (avocats, notaires, médecins, etc.). Si Montréal comptait un certain nombre d’ouvriers anglophones –notamment des immigrants irlandais et des Européens fraîchement débarqués ayant opté pour l’anglais–, l’élite du monde des affaires et les grands propriétaires d’usines et de sociétés diverses (banques, etc.) étaient anglophones. La situation a radicalement changé dans la foulée de la Révolution tranquille. C’est le résultat de ce changement que nous explorons dans ce billet.

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La thèse des classes ethniques
Dans un article qui a fait date, paru en 1962, Jacques Dofny et Marcel Rioux ont avancé la thèse des classes ethniques afin de caractériser la société québécoise1. Les 2 professeurs de sociologie à l’Université de Montréal ont alors défini la société canadienne-française (on dirait aujourd’hui la société québécoise) comme étant une société globale avec son système propre de stratification sociale: «[…] cette entité socioculturelle se considère et est considérée comme une société globale, comme une nation, et qu’à ce titre le problème des classes sociales se pose comme dans toute autre société globale en voie d’industrialisation et d’urbanisation» (p. 291). Les auteurs précisent ensuite que «d’autre part, les Canadiens français se considèrent et sont considérés comme une minorité ethnique reconnue qui, à l’intérieur du Canada, envisagé à son tour comme une société globale, joue le même rôle qu’une classe sociale à l’intérieur d’une société globale». Et les 2 professeurs de conclure: «En effet, si le Canada français, en tant que « classe » ethnique, va apparaître comme défavorisé à l’intérieur du Canada, combien défavorisée est la classe ouvrière de cette classe ethnique!» (p. 293).

Selon les données empiriques présentées à l’appui de cette interprétation, les Canadiens français de l’époque étaient peu présents dans les échelons supérieurs de la société industrielle québécoise (grands propriétaires, cadres, ingénieurs, etc.) dominés par les anglophones et ils étaient fortement concentrés en milieu ouvrier et chez les employés 2. Les auteurs ajoutent que «prise séparément, la population canadienne-française, dans sa partie bourgeoise, conserve beaucoup de traits d’une société dont l’industrialisation est tardive».

La société québécoise d’alors avait son propre système social et une stratification sociale originale, mais son entrée dans le monde industriel et urbain s’est faite sous les traits d’une société dominée, d’où la notion de classe ethnique pour qualifier son statut au sein du Canada. Rappelons que la grande question sociale qui se posait dans les années 1960 était celle de l’infériorité économique des Canadiens français3.

Le sociologue Jean-Charles Falardeau a aussitôt critiqué cette interprétation en termes de «classes ethniques», posant plutôt l’existence de 2 systèmes de stratification sociale coexistant sur le territoire du Québec. Guy Rocher, également sociologue, partageait cette critique. «Je serais porté à croire qu’il faut plutôt penser en termes d’un double système de classes, s’imprégnant l’un dans l’autre à certains niveaux, mais relativement autonomes l’un par rapport à l’autre»4.

Les 2 thèses se distinguent par le fait que Dofny et Rioux affirmaient l’existence d’un lien de subordination de la société canadienne-française par rapport à la société canadienne. Falardeau et Rocher rappelaient plutôt l’existence d’un système social original au Canada français, tout en reconnaissant l’exploitation et la dépendance de sa classe ouvrière.

Avec le recul, nous savons que l’existence de ces classes ethniques commençait déjà à changer à l’époque où Dofny et Rioux posaient leur diagnostic. Qu’en est-il de nos jours? 50 ans plus tard, la Région métropolitaine de recensement de Montréal constitue un terrain propice à un réexamen de la stratification sociale selon la langue.

Stratification linguistique d’aujourd’hui
Nous avons distingué 4 groupements linguistiques à partir de la langue maternelle des individus dans les données de recensement: les locuteurs de langue française, ceux de langue anglaise, ceux de langues française et anglaise et, enfin, ceux de langues tierces. Les classes sociales sont les mêmes que celles qui ont déjà été analysées dans des billets précédents et les données sont présentées dans le tableau qui suit. Nous nous attarderons d’abord à comparer francophones et anglophones, réservant pour un autre billet l’examen de la situation des locuteurs de langues tierces associées à l’immigration.

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Il apparaît d’abord nettement que les Québécois francophones d’aujourd’hui ne forment pas une classe ethnique au sens donné à ce concept par Dofny et Rioux, loin de là. Les francophones se répartissent dans toutes les strates sociales et leur concentration historique dans un petit nombre de strates inférieures est révolue. La distribution des membres des 2 grands groupements linguistiques est assez semblable, mais des traces du passé subsistent, comme on le verra.

Globalement, la classe ouvrière francophone montréalaise a décliné en importance, les classes moyennes sont bien implantées et une élite francophone du monde des affaires est née, mieux connue sous le nom de Québec Inc., un concept original proposé pour la première fois par mon collègue Jean-Jacques Simard.

La scolarisation de la population pendant un demi-siècle a produit les résultats escomptés par les initiateurs de la Révolution tranquille, comme cela se voit très bien sur le territoire montréalais. La société québécoise a été caractérisée par une mobilité sociale collective –un concept original qu’on doit à Hubert Guindon– avec l’aide de l’État provincial québécois qui a adopté un ensemble de politiques publiques ayant favorisé la promotion sociale des francophones à partir des années 1960.

Le rôle de l’État québécois a été déterminant afin de briser les liens de dépendance et d’exploitation diagnostiqués par Rioux et Dofny. Mais ce rôle a été rendu possible parce que les Canadiens français vivaient dans une société globale, un système social hiérarchisé et relativement autonome –comme l’avaient avancé Falardeau et Rocher– disposant d’un État susceptible d’agir sur la société, ce qui les distinguaient des Noirs américains ou des Autochtones du Canada, par exemple.

Soulignons au passage que l’État fédéral a aussi contribué (quoique plus tardivement) à la mobilité sociale des francophones en adoptant des politiques publiques en ce sens à la fin des années 1960 et dans les années 1970, un aspect moins bien connu et analysé.

Les traces du passé
Cependant, une trace évidente de l’ancien clivage linguistique persiste dans la structure sociale montréalaise. Les anglophones sont en effet davantage représentés dans les échelons supérieurs de la hiérarchie sociale à Montréal. Ainsi, 7,1% des anglophones se trouvent chez les cadres supérieurs et intermédiaires contre 5,5% des francophones. De même, un écart important existe chez les professionnels, dont la part est de 9,5% chez les francophones et de 11,6% chez les anglophones. Si les francophones montréalais sont bien représentés dans les strates sociales du haut, les anglophones y sont en proportions encore plus élevées.

Par contre, les francophones sont davantage représentés, mais par un faible écart avec les anglophones, au sein de 2 strates typiques des classes moyennes: les professions intermédiaires et les techniciens, soit (en additionnant leurs proportions) 27,4% chez les francophones et 25,4% chez les anglophones. Ces 2 strates constituent la fraction supérieure des classes moyennes montréalaises.

L’examen des autres classes sociales laisse aussi voir un clivage selon la langue. Les anglophones sont en plus forte proportion chez les employés (de bureau, dans la vente et dans les services personnels) avec 43,7% contre 39,3% chez leurs concitoyens de langue française, alors que les francophones dominent dans la classe ouvrière (18,4% contre 12% chez les anglophones). Cette dernière différence est elle aussi un rappel du passé, alors que les francophones étaient fortement concentrés en milieu ouvrier dans la première moitié du 20e siècle. La taille de la classe ouvrière s’est rétrécie de nos jours dans la métropole, mais une trace de l’ancien clivage linguistique persiste.

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Prochain billet: La nouvelle stratification ethnique à Montréal

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Ce billet est le 3e d’une série sur la mutation sociale de la Région métropolitaine de recensement (RMR) de Montréal de 1971 à 2011. Pour lire les autres billets:

1. Radiographie sociale de Montréal

2. Les femmes changent le visage de Montréal

1 Jacques Dofny et Marcel Rioux, «Les classes sociales au Canada français», Revue française de sociologie, numéro 3, 1962: 290-300.

2 L’ouvrage classique de John Porter a bien documenté cette question: The Vertical Mosaic, Toronto, University of Toronto Press, 1965.

3 René Durocher et Paul-André Linteau, Le retard du Québec et l’infériorité économique des Canadiens français, Montréal, Les éditions du Boréal express, 1971.

4 Guy Rocher, «Les recherches sur les occupations et la stratification sociale», Recherches sociographiques, volume 3, numéro 1-2, 1962: 178.

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  1. Publié le 20 septembre 2017 | Par Louise Desautels

    @Guy Gauthier
    Ce billet est le 3e d’une série sur la mutation sociale de la Région métropolitaine de recensement (RMR) de Montréal de 1971 à 2011.
    Dans son blogue, M. Langlois a aussi abordé la question de la stratification sociale à l'échelle du Québec, notamment une série commençant par: http://www.contact.ulaval.ca/article_blogue/1971-2011-la-mutation-sociale-radicale-du-quebec/
  2. Publié le 19 septembre 2017 | Par Guy Gauthier

    Bonsoir,
    Pourquoi limiter cet examen à la seule région de Montréal?

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