Le magazine Contact

La zone d'échanges entre l'Université Laval,
ses diplômés, ses donateurs et vous

Le magazine Contact

Hiver 2015

Activité physique: l’envers du décor

L’engouement pour les loisirs actifs est une excellente nouvelle pour notre société trop sédentaire. C’est aussi un phénomène social qui mérite d’être scruté.

Marie-Eve Tremblay, colagene.com (détail de l'illustration)

Difficile de sortir de chez soi sans se heurter à un coureur cramoisi, moulé dans des vêtements issus des dernières découvertes technologiques antisueur ou antifroid. Impossible d’ouvrir sa page Facebook sans tomber sur les photos de participants d’une quelconque course, bien décidés à partager leurs exploits avec la planète entière. Et improbable de déambuler dans la ville sans croiser le regard d’un adepte de l’elliptique derrière la baie largement vitrée d’un gymnase bien situé.

Quel virus de l’exercice physique a donc atteint nos contemporains? S’agit-il d’un mouvement de fond contre la sédentarité ? Les spécialistes du domaine ont leur petite idée là-dessus. Tout en reconnaissant les incontestables bienfaits de l’activité physique, ils montrent que les sportifs n’échappent pas aux diktats de notre société, notamment la mode, l’appartenance à une classe sociale et les stéréotypes sexuels. Au passage, peut-être oublie-t-on qu’être actif et en santé n’est pas réservé aux adeptes de l’effort extrême…

En quête de sensations fortes
Les statistiques le montrent clairement: le nombre de coureurs qui ont participé à au moins une compétition annuelle connaît une véritable explosion. Plus de 213 000 ont franchi une ligne d’arrivée quelconque au Québec en 2013, soit presque 50% de plus que l’année précédente. Et le double des participants inscrits en 2011. Un phénomène qui se reflète dans la popularité d’une compétition comme Les 10 kilomètres de l’Université Laval, organisée depuis 33 ans par Richard Chouinard, entraîneur du Club de course à pied de l’Université Laval et responsable de la formation pratique au Département de kinésiologie. Un peu plus de 500 coureurs en 2006, contre 1476 huit ans plus tard.

«Beaucoup de gens courent pour avoir des sensations fortes, constate M. Chouinard. Ils recherchent le défi, un projet hors de l’ordinaire, des émotions qu’ils n’ont peut-être pas dans leur vie de tous les jours.» Lui-même grand adepte de la course, il trouve incroyable la multiplication récente des manifestations comme Colour Run, une course où les participants vêtus de blanc se font asperger de couleurs, ou Spartan Race, une course d’endurance sur un parcours de 5 km parsemé d’obstacles. Dans son club comme partout autour de lui, l’entraîneur note que les coureurs sont souvent sérieux, tenaces, persévérants. Certains, toutefois, poussent leur passion un peu trop loin, au point de mettre leur santé en péril à trop vouloir courir malgré des blessures tenaces.

C’est le genre d’attitude qui inquiète Bertrand Nolin, diplômé de l’Université (Éducation physique 1974; Sciences de l’activité physique 1978 et 2003) et spécialiste en mesure de l’activité physique à l’Institut national de la santé publique du Québec. Le chercheur craint que la quête de performance n’éclipse les bienfaits espérés pour la santé, surtout chez ceux qui, pour conserver leur motivation, ont besoin de s’imposer de gros défis.

Bien sûr, comme d’autres experts du domaine, M. Nolin se réjouit de voir ses concitoyens bouger de plus en plus depuis une vingtaine d’années. En 2012, presque 40% des adultes québécois pratiquaient une activité physique d’intensité élevée au moins 150 mi-nutes par semaine, contre environ 25% en 1995. Une progression inégale, cependant, qui a surtout touché les femmes, et qui plafonne depuis une décennie.

«Ce qui m’agace, c’est que les gens qui marchent d’un bon pas trois soirs par semaine, année après année, font rarement les manchettes, explique le chercheur. On valorise surtout l’activité spectaculaire, le marathonien de 80 ans, en oubliant que la marche constitue l’activité la plus pratiquée chez les adultes, avant la natation et la bicyclette, puis le jogging.»

D’après lui, les responsables de la santé publique peinent à passer leur message sur la nécessité de pratiquer l’activité physique avec régularité. Pourquoi? Simplement parce que les images de performance véhiculées dans les médias, les publicités et les médias sociaux occultent les activités simples. Or, outre le ris­que de s’infliger des blessures lorsqu’on se lance bille en tête dans un sport extrême, Bertrand Nolin craint que l’ampleur de la tâche ne décourage certains sédentaires. Pas facile de sortir de son salon lorsque les seuls modèles sont des marcheurs à l’assaut du Kilimandjaro ou des cyclistes partis pour une randonnée de 150 km…

Dompter ses pulsions
Selon Madeleine Pastinelli, professeure au Département de sociologie, cette volonté de performer dans les loisirs, autant que dans le travail d’ailleurs, reflète bien la montée de l’individualisme. Peu à peu, le sportif en vient à intérioriser une performance, à se fixer des objectifs personnels élevés pour mieux se distinguer des autres. De telles valeurs, juge-t-elle, correspondent à celles d’une société qui mise sur le contrôle de soi et de ses émotions: «Il y a une véritable idéologie “santéiste” dans notre monde, explique la chercheuse. Être en santé prend une dimension morale, car le fait d’avoir un corps mince et musclé montre qu’on arrive à dompter ses pulsions.»

L’entraînement physique ne se limite pas bêtement à prévenir les maladies cardio-vasculaires ou l’hypertension, constate Mme Pastinelli. Courir, grimper, nager ou lever des poids s’inscrit dans le cadre d’une exigence sociale plus large où l’individu devient responsable de sa santé, et où il peut faire sa marque. Un véritable instrument de hiérarchisation sociale. Il suffit pour s’en persuader, selon la sociologue, de prêter l’oreille au discours très méprisant envers ceux dont le corps ne répond pas aux normes sociales et d’observer le taux d’obésité dans les quartiers populaires.

Une statistique de l’Institut national de la santé publique montre d’ailleurs que tous les citoyens ne sont pas égaux devant l’exercice physique, en matière de loisirs: presque la moitié des ménages québécois disposant d’un revenu élevé pratiquaient des loisirs actifs, en 2005, contre seulement le tiers de ceux dont le revenu était considéré comme faible. Des chiffres à mettre en corrélation avec le niveau de scolarité, fait remarquer Bertrand Nolin, car d’autres compilations montrent que les titulaires d’un diplôme post­secondaire semblent les plus enclins à pratiquer une activité physique, quel que soit leur revenu.

Éviter le décrochage des filles
Pratiquer une activité physique régulière ne semble donc pas accessible à tous, et encore moins à toutes. Depuis plusieurs années, Guylaine Demers se bat con­tre les stéréotypes sexistes qui accablent encore la pratique du sport au Québec. Au fil de ses recherches, la professeure au Département d’éducation physique a pu mettre à mal quelques mythes qui empêchent encore les filles de pratiquer une activité physique avec autant de plaisir et de compétence que les garçons. Même si la situation s’améliore depuis 10 ans, l’écart demeure. Un tiers des adolescentes s’adonnent aujourd’hui à une activité physique au moins sept heures par semaine pour leurs loisirs, contre presque la moitié des garçons du même âge.

Les obstacles à une pratique égalitaire dépendent de nombreux facteurs, à commencer par les programmes scolaires d’éducation physique eux-mêmes, constate la chercheuse qui organise une conférence sur les femmes et le sport, en juin 2015, à l’Université Laval. «Beaucoup de professeurs et d’entraîneurs pensent simplement que les filles n’aiment ni se dépeigner, ni entrer en compétition, mais c’est faux, explique Guylaine Demers. À l’école, on propose surtout des sports d’équipe comme le volley, le soccer ou le badminton, et celles qui n’ont pas développé de bonnes habiletés motrices au primaire se sentent incompétentes et décrochent. D’autant qu’elles ne sont pas forcément à l’aise avec leur corps en pleine transformation, face aux garçons.»

Pour favoriser la participation des filles, selon elle, il faudrait leur offrir davantage d’activités artistiques comme la danse et la gymnastique, mais aussi accepter qu’elles ne s’entraînent pas exactement comme leurs camarades masculins. Tolérer 10 minutes de jasette entre copines au début du cours fait parfois bien des miracles.

Le temps semble jouer en faveur de l’engagement au féminin pour l’exercice physique. Depuis quelques années, le nombre d’adeptes de la course à pied explose chez les femmes. Une réalité que Guylaine Demers interprète comme la revanche de celles qui se considéraient mauvaises en sport parce qu’elles ne savaient pas attraper une balle ou taper dans un ballon. «Avec le jogging, on peut démarrer tranquillement sa pratique seule, et on voit rapidement les résultats, note-t-elle. Les activités de plein air, comme le vélo et la raquette, sont très populaires chez les femmes, car elles favorisent l’estime de soi et l’endurance sans la compétition.»

Au-delà de la motivation individuelle
Pour que les gens se lancent dans l’activité physique, encore faut-il qu’ils puissent compter sur des infrastructures adéquates. Or, ce n’est pas toujours le cas, comme le constate Alexandre Lebel, professeur à l’École supérieure d’aménagement du territoire et de développement régional. Sur papier, le Québec fait bonne figure. «Mais il ne suffit pas de regarder le nombre de parcs ou de pistes cyclables dans un quartier pour en conclure qu’un certain pourcentage de résidants vont les utiliser, explique-t-il. Parfois, les cyclistes débouchent directement sur une sortie d’autoroute et les marcheurs doivent traverser plusieurs boulevards avant d’arriver à un sentier agréable…»

Ainsi, le choix du tracé d’une piste cyclable, mais aussi le revenu des ménages, la cohésion sociale dans un quartier ou la composition démographique ont une influence déterminante auprès de la population qu’on veut inciter à la pratique sportive. Pour lutter contre la sédentarité, les passeurs du message de santé publique ne peuvent donc pas s’appuyer seulement sur la motivation individuelle. Il faut disposer d’outils capables de prendre en compte un large ensemble d’informations sur le territoire visé et sur sa population, estime-t-il.

Encore une fois, rien de simple dans la lutte à la sédentarité. Miser aveuglément sur les infrastructures autant que trop mettre en valeur les exploits spectaculaires risquent de manquer la cible. En plus d’augmenter les inégalités en santé puisque certains groupes de personnes résistent aux messages.

Bon, assez de théorie. Et si on allait marcher?

***
Lisez le témoignage de trois diplômés sur l’engouement pour la course à pied en France, aux États-Unis et en Suisse.

Haut de page
  1. Publié le 5 mai 2015 | Par Carole Almenar

    Vraiment intéressant le rapport performance entre travail et sport. Quelles sont nos réelles motivations finalement?
  2. Publié le 15 février 2015 | Par Michel Viger

    C'est un beau tour d'horizon que l'on trouve dans cet article. Je vois personnellement trop de gens qui se définissent (... dé-finissent!) par rapport à des modèles de réussite sportive, voire athlétique... L'envers du décor (et son poids dans les mentalités!) ne m'enchante pas tellement puisqu'on y insiste surtout sur la compétitivité et la performance. Le système d'approvisionnement en «talents», ces prospects qui pourront un jour devenir professionnels ou même olympiens (ou paraîtront en faire partie) en est un qui élimine le plus vite possible, en fait, la masse des simples participants. Personnellement, je n'ai pas idéalisé souvent ces hockeyeurs, par exemple, à qui l'on a mis des patins dans les pieds à 5 ans et qui font plus tard office de héros, ni ces cyclistes qui roulent sur des machines tellement légères et rapides que l'on pourrait aussi les imaginer construites pour des handicapés ou des vieillards. Mon point de vue sur le sujet n'a pas changé depuis que, beaucoup plus jeune, les jours où je n'avais personne avec qui pratiquer, je lançais une bombe et illico tentais d'aller l'attraper moi-même. Ça, ça me donnait un bon départ, et je n'ai pas eu à pratiquer, par la suite, les sports qui sont proportionnels à la pesanteur du porte-monnaie.
  3. Publié le 14 février 2015 | Par Claire Renaud

    J'ai pris connaissance de votre article. Je suis d'accord avec vous, car je marche une heure tous les jours, malgré le froid. C'est un besoin pour moi. C'est vrai que dans notre société, cette activité n'est pas très valorisée. Cependant, mes ami(e)s m'encouragent. Votre article m'a beaucoup intéressée.
    Claire Renaud

Note : Les commentaires doivent être apportés dans le respect d'autrui et rester en lien avec le sujet traité. Les administrateurs du site de Contact agissent comme modérateurs et la publication des commentaires reste à leur discrétion.

commentez ce billet

M’aviser par courriel des autres commentaires sur ce billet