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Hiver 2018

Serge Bouchard: le curieux, l’enchanteur, l’oiseau libre

Ce pionnier a mis au monde une anthropologie moderne et indépendante qui aide les humains à mieux vivre ensemble.

Photo Julie Durocher

Nous autres, les gars de truck: essai sur la culture et l’idéologie des camionneurs de longue-distance dans le nord-ouest québécois. Le titre original de la thèse de Serge Bouchard (Anthropologie 1971 et 1973) détonne en 1980, dans la très victorienne salle de soutenance de l’Université McGill. À cette époque, les recherches en anthropologie portent davantage sur les chasseurs-cueilleurs d’Amazonie que sur les camionneurs de l’Abitibi et de la Baie-James. En plus, sa publication –qui compte près de 400 pages– emprunte parfois des chemins poétiques plutôt que de se cantonner dans un langage trop formel.

Presque quatre décennies plus tard, sa plongée dans l’univers des camionneurs résume bien la carrière de l’anthropologue à la célèbre voix de basse. L’homme n’a jamais cessé de se pencher avec tendresse, amusement ou agacement sur sa société, son monde, quitte à bousculer les idées reçues et le carcan institutionnel.

«Son approche, très novatrice, correspond à la définition de l’anthropologie moderne, souligne Frédéric Laugrand, professeur au Département d’anthro­pologie. Aujourd’hui, cette discipline se penche sur tous les aspects de la vie en société, qu’il s’agisse de la Bourse ou de la chasse. Et Serge Bouchard le fait avec une grande empathie, une grande ouverture.» De fait, pour le principal intéressé, l’anthropologie n’a jamais été une science mais une curiosité, un art, un émerveillement.

L’art de raconter
Émerveiller, don d’enchanter le monde. C’est peut-être son père, chauffeur de taxi, puis camionneur, qui lègue au jeune Bouchard ce précieux héritage. La famille Bouchard vivait à Pointe-aux-Trembles, dans l’est de Montréal. Le père, ce fabulateur, dont «les pieds n’ont jamais touché terre» aux dires de son fils, lui raconte alors des histoires. Il lui parle d’ours… qu’il aurait croisés sur le mont Royal, et de bien d’autres choses.

Rêveur, le jeune garçon se nourrit de ces récits pour inventer les siens. Il songe au fleuve, il y a des centaines d’années, lorsque celui-ci ne portait pas encore le nom de Saint-Laurent. Il y voit des peuples indiens ramer de concert en canot d’écorce, en route vers leur territoire de chasse. Une prouesse d’imagination dans ce quartier où les raffineries crachent une fumée noire qui plombe les poumons des habitants et où l’eau se charge de résidus lourds. «Nous, les enfants du petit peuple, nous nous baignions dans un égout à ciel ouvert, tout autant que dans un bassin de rejets industriels», relate-t-il dans son plus récent essai Les yeux tristes de mon camion paru chez Boréal.

Peu importe cette réalité, le jeune Bouchard voyage aussi à la faveur de ses lectures sur la préhistoire ou sur les Amérindiens. Ce sont les livres qui l’inciteront, lui l’élève médiocre au cours classique, à entreprendre des études supérieures. Là, il se révélera un jeune performant, allumé.

Un parcours maison
Nous sommes à la fin des années 1960. D’abord inscrit en géographie à l’Université de Sherbrooke, voici ensuite Serge Bouchard à l’Université Laval, où le Département d’anthropologie s’ouvre. À ce moment, peu d’établissements couvrent ce domaine d’études.

Tout à son rêve de découvrir «les Indiens d’ici», l’étudiant décide de leur consacrer sa maîtrise. «Aucun des professeurs de Laval ne travaillait sur ce thème, affirme-t-il. J’ai dû trouver des partenaires auprès du laboratoire d’anthropologie de Rémi Savard, lié à l’Université de Montréal, qui s’intéressait aux mythes montagnais.» En 1969, le voici donc parti sur le territoire des Innus dont la communauté l’Ekuanitshit se sédentarise à Mingan, sur la Côte-Nord. Des milliers de piqûres de mouches et des décennies plus tard, dans Le peuple rieur: hommage à mes amis innus, publié en 2017 chez Lux éditeur avec sa conjointe Marie-Christine Lévesque, Serge Bouchard revient avec beaucoup de tendresse et d’humour sur ses multiples séjours durant lesquels il a noué une profonde amitié avec Michel Mollen. Cet Innu qui avait traversé le Labrador et tout le nord du Nitassinan ne cessait de lui parler dans sa langue. En 2015, à l’occasion de l’ouverture officielle de la Maison de la culture innue, à Mingan, Serge Bouchard, appelé Kauishtut, le Barbu, a retrouvé les aînés qu’il a connus jeune homme, lors d’un repas de partage. Un gage de la place d’honneur qu’il occupe au sein de leur communauté.

Depuis ses premiers travaux de recher­che, celui qui, pourtant, craint l’avion de toutes les fibres de son corps, n’a eu de cesse de parcourir en tous sens l’Amérique du Nord, à la découverte des premiers habitants du territoire. Algonquins, Naskapis, Innus, Attikameks, Mohawks, Cris, ces noms et leur culture deviennent par la bouche de ce vulgarisateur hors pair autant de sésames pour accéder à leur histoire et à leur réalité. Aussi pour percer le mur de l’indifférence de ses contemporains qui ignorent tout des conséquences de 150 ans de sédentarisation forcée, de mépris et d’agressions.

Des policiers aux généraux
Bien avant la Commission de vérité et réconciliation du Canada ou des événements comme ceux de Val-d’Or où des policiers ont fait l’objet d’allégations graves concernant des femmes autochtones, Serge Bouchard souhaite conscientiser les autorités à la réalité profonde des hommes et des femmes des nations amérindiennes. Dans les années 1980, l’anthropologue mobile arpente les routes du Québec et de l’Ontario. Son mandat? Démontrer aux agents de la force publique que la réalité des membres des Premières Nations ne se limite pas à des ravages causés par les abus d’alcool ou de drogues. «Ma formation, qui s’adressait aux policiers affectés dans les réserves, était d’une redoutable efficacité, note ce conférencier dans l’âme. En deux jours, j’expliquais à des groupes d’une quarantaine de jeunes hommes et femmes qu’on ne vient pas au monde tout démoli. Que les situations tragiques auxquelles ils et elles font face dans leur travail auprès des communautés sont le résultat d’une politique génocidaire du gouvernement canadien.»

Pour mieux se faire comprendre de son public, le formateur met au point la méthode Bouchard. Remettre en contexte, revenir aux origines, manier les concepts philosophiques, décortiquer l’histoire, raconter, raconter, raconter. Utiliser sa bonhommie comme arme de destruction massive pour occire les idées reçues et les stéréotypes. Et, surtout, susciter l’empathie. Une façon de mettre l’anthropologie au service des relations interculturelles et du vivre-ensemble.

Cette quête de mieux-être dans les milieux singuliers l’amène aussi à travailler pour l’Armée française, 15 jours par mois, entre 1991 et 1997. Son rôle consiste à rappeler à des généraux et autres gradés des arsenaux de France fondés par Louis XIV, que l’humain demeure l’élément le plus important dans une entreprise, malgré la robotisation et l’informatisation. L’anthro­pologue met donc sa discipline au service d’une industrie de 25  000 employés fabriquant du matériel militaire. Pendant six ans, il va démontrer aux patrons, preuve à l’appui, que de simples machines ne peuvent rivaliser avec la qualité de soudures effectuées par des ouvriers soudeurs, héritiers du savoir-faire de leur père et de leur grand-père. Encore une fois, il sème de l’humanité là où on ne l’attend pas.

«Curieusement, ma thèse sur les camionneurs a été beaucoup plus lue par des gestionnaires que dans les départements d’anthropologie, souligne avec amusement cet empêcheur de penser en rond. À preuve, à l’École des hautes études commerciales de Montréal, l’ouvrage est au programme de formations en gestion pour mettre en avant le facteur humain dans l’entreprise.»

Le prix de la liberté
On l’aura compris, Serge Bouchard aime mélanger les genres, les disciplines, les types d’employeurs, les formats d’intervention sans se soucier si son travail correspond aux attentes des autorités. Cette pratique très libre lui procure une grande autonomie, mais elle l’a aussi privé de la sécurité financière liée à un poste dans une institution ou dans une entreprise. Elle l’oblige aussi à devoir souvent établir la preuve de sa pertinence aux yeux de ceux et celles qui sont chargés de la diffusion des savoirs. «Quasiment toutes les séries à succès que j’ai faites à la radio nationale, je les ai réalisées contre l’avis de la direction, raconte le septuagénaire. En 1999, j’ai traversé le Canada par la Trans­canadienne en wagonnette en racontant l’histoire du pays (l’émission radiophonique Une épinette noire nommée Diesel). Les diffuseurs ne croyaient pas au projet. Même chose pour De remarquables oubliés. » La série, diffusée de 2005 à 2011, se penchait sur les grands personnages oubliés de l’histoire de l’Amérique française.

Ces rendez-vous radiophoniques, comme ceux misant sur les aventures des coureurs des bois francophones sur la Côte Ouest ou sur les destinées du gazon dans les banlieues américaines, figurent pourtant au palmarès des grands moments de radio de tout amateur de petits et grands faits de société.

L’ami Bernard
Son parcours unique, l’animateur de la célèbre émission Les chemins de travers et de tant d’autres rencontres radiophoniques l’a souvent accompli en indépendant, mais aussi en duo avec Bernard Arcand, son ami de longue date et… ancien directeur de thèse. Ce dernier, aussi anthropologue, décédé en 2009, avait enseigné à l’Université McGill avant de se joindre à l’Université Laval au milieu des années 1970. Parce que Bernard Arcand a cru en la pertinence de son surprenant sujet d’études, Serge Bouchard dit qu’il lui doit en bonne partie son titre de docteur.

«Ils formaient un couple remarquable, témoigne le professeur Frédéric Laugrand. Arcand incarnait la rigueur, l’anthropologie britannique, la connaissance académique, tandis que Bouchard, c’était le poète, l’artiste qui n’hésitait pas à faire les liens qu’un anthro­pologue universitaire n’oserait établir.»

Les grands complices affichaient cette complémen­tarité en animant Le lieu commun et le déjà vu, cette «encyclopédie de l’ordinaire» en ondes dans les années 1990. Baseball, accent français, calvitie, pâté chinois, rien n’échappait à l’oeil de lynx de ces traqueurs de société, dont on retrouve les pensées dans plusieurs volumes parus chez Boréal.

«Ils se sont tellement côtoyés, témoigne Jean-Philippe Pleau (Sociologie 2000 et 2003) qui réalise et coanime avec Serge Bouchard le rendez-vous hebdo­madaire C’est fou à la radio de Radio-Canada, que parfois, Serge parle comme Bernard.» De quelques décennies cadet de Bouchard, le sociologue ajoute que son comparse a le don de partir d’un événement très ordinaire dans notre monde contemporain, pour le disséquer et faire des liens avec des rites des sociétés traditionnelles. Il s’étonne également que, peu importe les thèmes abordés, l’enthousiasme de Serge Bouchard revienne toujours à la charge. «Il y a quelques mois, il se montrait un peu bougon lors de la préparation d’une émission sur l’intelligence artificielle. Finalement, le jour venu, il avait très envie de se faire surprendre.»

Nullement prêt pour la retraite, Serge Bouchard se voit toujours écrire, raconter et réfléchir. Sa condition physique a beau lui jouer des tours, son esprit demeure aussi vif et son envie de découvrir les humains, intacte.

Lui qui s’interdit régulièrement de tomber dans l’amertume traverse pourtant à l’occasion des périodes de nostalgie. Particulièrement l’automne dernier lorsqu’il a reçu le Prix du Gouverneur général pour son essai Les yeux tristes de mon camion. Il n’a pu s’empêcher de penser à Bernard Arcand qui, 26  ans plus tôt, recevait ce même honneur pour son ouvrage Le Jaguar et le Tamanoir. «Il me tirait souvent la pipe en disant que nous pourrions parler d’égal à égal le jour où moi aussi je gagnerais ce prix», se souvient le lauréat. Le moment venu, malheureusement, l’ami Bernard avait déjà quitté ce monde. Mais sur ce plan, le pied d’égalité entre les deux complices peut continuer d’attendre.

***

Serge Bouchard le «possédé»
La revue Anthropologie et Sociétés, qui a été créée par le Département d’anthropologie de l’Université Laval, propose sur son site Web une série audiovisuelle appelée Les Possédés et leurs mondes. Le professeur Frédéric Laugrand, qui dirige la publication, a invité Serge Bouchard à prendre part à cette rubrique qui présente en libre accès les témoignages et les réflexions inédites d’une soixantaine d’anthropologues et de chercheurs en sciences humaines et sociales. En sept épisodes, les plus visionnés du portail, l’invité revient sur sa carrière, parle de ses études à l’Université Laval, de son expérience avec les Amérindiens et d’une foule d’autres sujets, dont la crise du verglas survenue il y a 20  ans. La série, disponible à l’adresse www.anthropologie-societes.ant.ulaval.ca, est une production d’Anthropologie et Sociétés, de la revue Anthropologica et de la Société canadienne d’anthropologie.

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  1. Publié le 11 mars 2018 | Par Gilles Sawyer

    Félicitations,

    J'ai suivi quelques émissions: De remarquables oubliés et Les chemins de travers. Vous nous permettez de connaître la diversité des manières de faire et des manières de savoir-faire. Merci pour vos ouvrages forts intéressants. Merci de nous faire connaître le site www.anthopologie-société.ant.ulaval.ca.

    Gilles Sawyer
  2. Publié le 21 février 2018 | Par pierre blais

    Excellent!
  3. Publié le 20 février 2018 | Par yves forest

    Très fortement fort ce Bouchard!
  4. Publié le 20 février 2018 | Par Marie-Josée Paradis

    Merci à M. Serge Bouchard pour son originalité. Il offre à la société québécoise un élixir de mots qui panse, un filtre de compréhension, un filet de respect... alors que nous nous questionnons sur «qu'est-ce donc que ce territoire que nous habitons?»! MJ
  5. Publié le 19 février 2018 | Par Denise Bilodeau

    Quel grand explorateur du coeur....!
    Et merci pour les sorties de tiroir de plusieurs dames méconnues ou bien cachées.
  6. Publié le 16 février 2018 | Par Jerry Toupin

    Ça fait un peu bizarre de parler d'anthropologie «moderne» vous ne trouvez pas? Un peu comme on parle des nouvelles mathématiques. Ça cloche! Par exemple, si on étudie aujourd'hui le comportement des êtres humains versus les nouveaux médias sociaux, on étudie encore le comportement évolutif des êtres humains qui a débuté il y a des millions d'années. Autrement dit, on n'est pas né d'hier... et l'anthropologie, comme les mathématiques, ne peuvent pas vraiment prétendre... à la modernité!

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