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Hiver 2007

Un passage ouvert… à la contestation

L'été, la banquise arctique fond au point où le transport maritime sera bientôt possible entre les îles, avec les risques que cela comporte. Mais à qui appartiennent ces eaux ?

    Trente ans? Vingt? Peut-être même 10 ans seulement avant que la banquise fonde suffisamment, l’été, pour ouvrir le fameux passage du Nord-Ouest à toute une armada de navires commerciaux, dans l’archipel arctique canadien! Les impacts seront nombreux, prévoit Frédéric Lasserre, professeur au Département de géographie. Et ce, autant sur le plan environnemental que social, ajoute son collègue Louis Fortier du Département de biologie. Pour minimiser les dégâts, le Canada devra donc exercer un contrôle strict sur ce nouveau trafic dans ses eaux intérieures. À condition de réussir à convaincre la communauté internationale que ces eaux lui appartiennent vraiment.

Depuis 30 ans, le banc de glace qui recouvre l’océan Arctique a perdu le quart de son étendue estivale et presque la moitié de son épaisseur, qui fait maintenant moins de deux mètres. Au rythme de fonte accéléré des dernières années, la banquise d’été aura complètement disparu quelque part entre 2040 et 2050. Et il y aura belle lurette alors que le passage du Nord-Ouest sera navigable plusieurs mois par année.

Conséquence: des navires de tout gabarit s’y pointeront la coque –renforcée, faut-il souhaiter. Les uns y viendront pour desservir une industrie lourde qui voudra profiter de l’énorme potentiel minier et des non moins énormes réserves de pétrole et de gaz naturel que recèle l’Arctique. L’exploration pour des diamants, de l’or et d’autres métaux précieux y est déjà effervescente. Quant aux réserves d’hydrocarbures, si elles s’avèrent à la hauteur de ce qu’on soupçonne, elles pourraient propulser le Canada au rang des plus grands producteurs mondiaux. Leur exploitation va coûter très cher, mais ne sera pas infaisable. «Quand les cours du brut seront suffisamment élevés, l’industrie ira chercher cette ressource», assure Frédéric Lasserre, responsable d’un projet d’études multidisciplinaire sur les impacts géopolitiques de l’ouverture du passage du Nord-Ouest.

D’autres navires encore vont emprunter ce raccourci pour relier l’Atlantique au Pacifique –une «économie» de 7000 km et de 5000 km entre Londres et Yokohama par rapport aux routes du canal de Panama et du canal de Suez. Mais cette navigation de transit restera marginale, selon M. Lasserre, compte tenu de la présence permanente de glaces dérivantes amenées du nord de la Russie et du Groenland par un courant superficiel poussé par les vents –la gyre de Beaufort. À moins que ce courant ne s’inverse à cause du réchauffement et fasse monter les glaces plus au nord, au large de l’archipel canadien, ouvrant tout grand le passage aux bateaux même les moins blindés.

Catastrophe en vue!


Quelle que soit son ampleur, l’augmentation de la circulation maritime entraînera d’inévitables accidents dans son sillage. «Il s’en produit toutes les semaines sur les sept mers du monde, alors l’Arctique n’y échappera sûrement pas», remarque Louis Fortier qui sillonne ces eaux comme patron des expéditions de recherche du brise-glace Amundsen, pour le réseau CASES (Canadian Arctic Shelf Exchange Study).

Un seul déversement majeur par un pétrolier dans un secteur difficile d’accès pourrait tourner à la catastrophe: d’innombrables plages souillées (dont celles de plusieurs communautés inuites), du pétrole emprisonné dans des glaces jusqu’au printemps suivant, la mort de millions d’oiseaux et peut-être de milliards de poissons, des phoques, bélugas, narvals et ours polaires sérieusement affectés… Sans parler des effets sur l’alimentation des Inuits, qui consomment poisson et phoque en grande quantité.
Une seconde menace viendrait de certaines algues microscopiques toxiques que les navires charrient dans leurs eaux de ballast et qui peuvent s’avérer mortelles pour tout vertébré ayant consommé des mollusques où elles sont suffisamment concentrées. Ce genre d’algues pourrait par exemple contaminer des moules, «que les Inuits mangent comme du pop corn», note M. Fortier. Ces algues sont absentes de l’Arctique, mais il suffirait qu’un navire vidange ses eaux dans l’archipel pour qu’elles commencent à y proliférer.

Autre perspective inquiétante: à cause de leur gabarit, il n’est pas sûr que des superpétroliers pourraient emprunter le passage traditionnel, qui contourne l’île Victoria par le sud avant de déboucher dans la mer de Beaufort. Comme une route plus au nord resterait risquée, on voudra peut-être draguer un chenal dans le passage classique. Des études sur la profondeur de certains détroits sont justement en cours. Mais l’hypothèse est très peu vraisemblable, d’après Frédéric Lasserre. Le géographe pense aux coûts exorbitants associés à de tels travaux, à la levée de boucliers que cela provoquerait chez les environnementalistes et, surtout, au refus probable des Inuits du Nunavut, qui ont leur mot à dire sur le développement de leur territoire.

L’augmentation des activités industrielles et du transport maritime dans le secteur affectera d’ailleurs les Inuits de plusieurs façons. Et pas juste négativement. Bien sûr, fait valoir Louis Fortier, la rencontre de deux civilisations amorcée depuis peu va se poursuivre à un rythme accéléré, avec son cortège de conséquences sociales allant de la sédentarisation à l’américanisation… malbouffe incluse. «Mais les Inuits veulent profiter du Klondike qui se prépare, et ils seront prêts. Ne serait-ce que pour la pêche commerciale, qui va se développer à mesure que la production biologique de l’Arctique augmentera, et pour la manne touristique qui a déjà commencé à descendre dans les villages par pleins bateaux de croisière.» Côté mines et hydrocarbures, la population locale ne voudra pas manquer le bateau non plus. Le gouvernement du Nunavut est d’ailleurs très présent dans l’exploration, en partenariat avec le gouvernement fédéral.

Va-t-on voir pousser de grandes villes dans l’Arctique cana­dien comme il y en a du côté russe? Peu probable, selon M. Lasserre. Mais la population du Grand Nord (environ 100 000) continuera d’augmenter, à cause d’un afflux de travailleurs du sud et en raison d’un taux de natalité beaucoup plus élevé chez les Inuits que chez leurs concitoyens.

À qui sont ces eaux?

Tout cela montre bien l’ampleur des enjeux pour le Canada. Côté environnement, qui devra aller nettoyer en cas de déversement? Et qui assumera au moins une partie de la facture? Le naufrage du Exxon Valdez, au large de l’Alaska en 1989, a coûté près de 3 milliards $ en frais de dépollution jusqu’à maintenant !

Le Canada doit donc se doter d’équipements pour faire face aux accidents, notamment des brise-glaces assez puissants pour se rendre n’importe où. Mais il doit surtout contrôler ce qui se passe dans ses eaux : obliger tous les navires à s’enregistrer (au port d’Iqaluit, capitale du Nunavut) avant d’emprunter le passage; refuser ceux qui présentent des risques, entre autres les bateaux poubelles ou ceux dont la coque est vulnérable; imposer des pilotes canadiens; interdire les vidanges d’eau de ballast ou obliger à les stériliser d’abord… toutes des exigences normales pour un pays qui exerce sa souveraineté dans ses eaux intérieures.

Le hic, souligne Frédéric Lasserre, c’est que les États-Unis ne reconnaissent pas les détroits de l’archipel comme faisant partie des eaux intérieures canadiennes, et ce, en dépit d’une proclamation à cet effet par le Canada en 1986. L’année précédente, un brise-glace états-unien, le Polar Sea, avait refusé de demander l’autorisation pour traverser le passage. Cela avait déclenché tout un contentieux entre les deux pays et incité le Canada à promulguer une ligne de base autour de l’archipel, en deçà de laquelle toutes les eaux sont des «eaux intérieures canadiennes», en vertu de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, de 1982.

L’épisode en était resté là, mais avec la perspective de l’ouverture prochaine du passage, le problème refait surface. Appuyés par l’Union européenne, les États-Unis contestent le tracé de la ligne de base canadienne et considèrent le passage du Nord-Ouest comme un détroit international où s’applique la liberté de transit.

L’enjeu n’est pas économique, précise M. Lasserre, puisque la souveraineté canadienne sur les îles semble bien acquise: «Tout l’archipel fait partie de la Zone économique exclusive (ZEE) du Canada depuis la Convention de 1982, et cela n’est contesté par personne». Spécialiste en droit environnemental, Paule Halley explique que même dans des eaux ayant un statut international, la ZEE confère une exclusivité sur les ressources halieutiques et sous-marines à l’intérieur de 200 milles marins des côtes d’un État qui le revendique. Cette juridiction sur les ressources peut même excéder la ZEE lorsque le plateau continental se prolonge au-delà des 200 milles marins.

Pas d’enjeu économique direct, donc, sauf si le pays exige des droits de passage dans ses eaux intérieures… ce qui peut s’avérer une arme à double tranchant, selon M. Lasserre, puisque cela implique de fortes dépenses et a souvent pour résultat de diminuer la circulation. Pas d’avantage économique, mais un enjeu géopolitique suffisamment important pour que, de leur côté, les États-Unis ne reculent pas sur leur position. Ne serait-ce que pour avoir libre accès à leurs bases de lancement dans le cadre de leur programme de bouclier antimissiles.

Souveraineté ou compromis?

Pour faire valoir ses prétentions à l’échelle internationale, le Canada doit démontrer qu’il exerce effectivement une souveraineté dans le secteur, notamment par une occupation régulière des lieux. C’est pourquoi, après une quasi absence de quelques décennies, il tente maintenant de rattraper le temps perdu avec des exercices militaires et divers projets civils.
 
Comment tout cela se réglera-t-il? Le litige pourrait être amené devant la Cour internationale de justice… mais les États-Unis ne reconnaissent pas ce tribunal ! Peut-être alors recourir à une instance d’arbitrage neutre? Il serait surprenant que les États-Unis acceptent, pense M. Lasserre. Par la force? «Je vois mal un navire de la Garde côtière canadienne arraisonner un brise-glace américain, dit-il. Les États-Unis savent bien que le Canada ne peut rien faire pour les empêcher de passer. Et de toute façon, ce ne sont pas des ennemis; il y a même une bonne collaboration entre les brise-glaces des deux pays.» En fait, depuis l’incident du Polar Sea, les États-Unis informent le Canada de leur présence dans l’Arctique, tout en spécifiant que cela ne constitue pas une admission de la souveraineté canadienne.
 
Soit il y aura un compromis permettant, par exemple, au Canada de réglementer la navigation commerciale dans l’archipel, y compris celle des États-Unis, mais assurant le libre passage des bâtiments militaires américains. Soit on restera d’accord… pour maintenir le désaccord.
«En tout cas, une crise majeure est improbable», assure M. Lasserre. Paule Halley entrevoit même la possibilité que le pays voisin reconnaisse finalement les eaux intérieures canadiennes de l’Arctique. «Ils pourraient trouver rassurant, dans la foulée du 11 septembre, que tout le monde n’ait pas accès à ces eaux.»

En fin de compte, peut-être le temps jouera-t-il en faveur du Canada, qui pourrait installer tranquillement une souveraineté de facto. En espérant ne pas créer plus de vagues, dans cette mer glacée, qu’une goutte d’eau qui s’échappe de la banquise fondante.


VOYAGE À TRAVERS LES ÎLES ARCTIQUES

    Le passage traditionnel du Nord-Ouest correspond grosso modo au parcours suivi de 1903 à 1906 par l’explorateur norvégien Roald Amundsen, le premier à avoir franchi l’Arctique canadien d’est en ouest. Depuis ce temps, moins d’une centaine de traversées complètes ont été répertoriées.

Chaque année, on y note tout de même de 20 à 30 incursions, dont une bonne proportion de bateaux de croisière équipés pour affronter les glaces, des caboteurs qui ravitaillent les villages inuits et, à l’occasion, un sous-marin à l’entraînement.

Le passage du Nord-Est, qui longe la Sibérie de l’autre côté du pôle Nord, n’a pas la même réputation mythique. Il est toutefois plus fréquenté que le parcours canadien parce que moins entravé par la banquise.

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