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5 mythes sur la gouvernance d’entreprise – 1re partie

La gouvernance d’entreprise est l’objet d’une profonde réflexion. Le débat est vif sur le sens et le contenu des règles qui l’encadrent. Les constats dressés dans des rapports d’organisations régionales ou internationales à la suite des scandales liés à la crise économico-financière de 2007-2008 ne pouvaient appeler une autre réaction. Il est grand temps de repenser certains concepts fondamentaux de la gouvernance d’entreprise. Ces concepts s’appuient sur une série de présupposés issus des sciences économiques, financières, de la gestion et juridiques. Ces présupposés sont ancrés dans une culture anglo-américaine, mais ils ont largement été véhiculés dans le monde. Ils relèvent à mon sens d’une mythologie qu’il est temps de dénoncer.

entreprise

Voici les 5 présupposés autour desquels s’articule cette mythologie1:

1. La société par actions est un simple contrat.

2. Les actionnaires sont les propriétaires de la société par actions.

3. Les actionnaires sont les seuls créanciers résiduels.

4. Les actionnaires dotés de nouveaux pouvoirs s’investissent activement et positivement dans la gouvernance.

5. L’objectif de la gouvernance d’entreprise est de satisfaire l’intérêt des actionnaires.

Si pour certains, ces présupposés ont valeur scientifique, il ne faut pas confondre mythe et réalité. Aussi faut-il s’interroger plus que jamais sur la justesse de ces affirmations tant elles soutiennent un triple objectif: assurer la primauté des actionnaires, servir un impératif de rentabilité financière et asseoir la suprématie d’un modèle économique (modèle de contrôle externe de type outsider qui fait une large place aux mécanismes de marché) sur un autre (modèle de contrôle interne de type insider qui associe les parties prenantes). Olivier Weinstein affirme à juste titre que «pour pouvoir maîtriser les problèmes majeurs auxquels nos sociétés sont confrontées aujourd’hui, il est impératif de reconnaître la grande entreprise pour ce qu’elle est: l’une des institutions sociales majeures. […] Se placer dans cette perspective, c’est poser le problème de la responsabilité sociale des entreprises. Mais, radicalement: il ne s’agit pas de donner un supplément d’âme à la gouvernance actionnariale, mais bien de lui substituer une autre gouvernance, qui gèrerait la grande entreprise comme une institution, au service de la société»2.

Pour ce billet en 2 parties, je reviens sur chacun de ces présupposés pour démontrer qu’ils appartiennent à une mythologie qui ne saurait justifier une remise en question du mouvement grandissant de responsabilisation des entreprises.

Mythe 1: la société par actions est un simple contrat
Une définition classique d’une société par actions l’assimile à un contrat. Qualifiée d’aggregate theory dans la littérature juridique nord-américaine, cette approche (dite «contractualiste») renvoie à la vision de l’entreprise partagée par les économistes classiques. Ces derniers placent l’individu (ou l’entrepreneur) au centre de leur approche. La firme n’est qu’une «boîte noire», un centre technique combiné à un centre de décision économique, sans personnalité ni profondeur, dont les décisions se confondent avec celle d’un entrepreneur abstrait.

Reposant sur l’hypothèse que la société par actions est une fiction légale3, celle-ci n’existerait qu’à travers des individus (les actionnaires) et serait à leur service. Aux États-Unis, l’importante décision Santa Clara County v. Southern Pacific Railroad Company rendue en 1886 s’inscrit dans cette approche. Disparaissant quelque peu par la suite, l’approche contractualiste réapparaîtra à partir des années 1920 avec l’article fondateur de Ronald Coase sur la nature de l’entreprise et la fameuse décision de 1919 Dodge v. Ford Motor Co. La vague d’offres publiques d’achat hostiles et la réaction réglementaire qu’elle a suscitée au cours des années 1980 donnera à l’approche contractualiste un souffle nouveau sous la plume de certains professeurs de droit (Daniel Fischel, John Coffee, Reinier Kraakman et Henry Hansmann, notamment). Les théories néoclassiques de la société par actions qui ont cours en économie depuis la fin des années 1970 sont venues apporter un fondement scientifique à cette approche4. Elles ont entre autres décrit l’entreprise comme une fiction légale servant de nœud de contrats aux relations s’établissant entre les différents facteurs de production. La gouvernance d’entreprise s’est alors vu assigner un objectif: élaborer des instruments (dont fait partie le droit) permettant de gérer la relation d’agence qui s’établit entre dirigeants et actionnaires afin de faire converger leurs intérêts pour maximiser la richesse des seconds.

Pour paraphraser un célèbre auteur, il nous faut pourtant détruire cette grande illusion qu’une société par actions se crée et se vit par le jeu du contrat5. En quoi l’approche contractualiste est-elle finalement un mythe en droit?

  • Une des caractéristiques de l’approche contractualiste est qu’elle repose sur l’individualisme méthodologique et l’hypothèse de rationalité des individus (le fameux homo oeconomicus). Or, chacun des postulats constituant ce modèle  de comportement fait l’objet de sérieuses critiques depuis quelques années.
  • La théorie de l’agence est inexacte par rapport au contenu même des règles de droit. La décision américaine de 1989 Paramount Commc’ns Inc. v. Time Inc. précise en termes clairs que «The corporation law does not operate on the theory that directors, in exercising their powers to manage the firm, are obligated to follow the wishes of a majority of shares». Au Québec, en 1907, le juge Saint-Pierre ne dit pas autre chose quand il énonce, dans Duquenne La Compagnie générale des boissons canadiennes, que «[…] pour former une compagnie par actions, il est bien vrai qu’il faut des souscripteurs qui, plus tard, deviendront des actionnaires, mais il n’est pas exact de dire que les actionnaires sont la compagnie». En outre, l’approche contractualiste ignore les conséquences de l’attribution par le droit aux sociétés par actions de la personnalité morale. N’oublions pas que le droit donne naissance à une personne à part entière, titulaire d’un patrimoine, qui agit comme un tiers entre les actionnaires et les dirigeants!
  • L’approche contractualiste est critiquée par les organisations professionnelles travaillant dans le domaine de la gouvernance d’entreprise qui sont si importantes lorsque ce sujet est débattu. Rappelons les propos de l’American Bar Association dans un rapport publié en 2009: «Contrary to the often-used analogy, directors are not “agents” in a principal-agent relationship with shareholders, since shareholders cannot dictate board actions and directors are obligated to make their own judgments based on the best interests of the corporation and bear the full liability for those judgments»6
  • L’approche contractualiste nie la théorie des parties prenantes et l’orientation institutionnelle des entreprises qui sont pourtant de plus en plus intégrées dans le droit7.

Le mythe qui voit dans la société par actions un contrat s’effondre donc dès lors que le droit est placé sous le microscope.

Mythe 2: les actionnaires sont les propriétaires de la société par actions
L’un des mythes les plus forts est que les actionnaires sont les propriétaires de la société par actions. En effet, les actionnaires sont dits, dans une partie de la littérature, les propriétaires et maîtres de l’entreprise. «The corporation is an instrument of the stockholders who own it»8. Ces propos de Milton Friedman, nobel d’économie, raisonnent encore aujourd’hui. Ce mythe renforce la pertinence de la théorie de l’agence comme grille de lecture de la gouvernance d’entreprise. Les actionnaires auraient transféré leur pouvoir de gérance lié à la propriété de leurs biens aux dirigeants pour réaliser des objectifs et profiter d’une responsabilité limitée. Le mythe de l’actionnaire-propriétaire implique non seulement que l’entreprise doit être gérée dans l’intérêt des actionnaires (qui se résume souvent à leur intérêt financier9), mais encore que les administrateurs doivent faire ce que leur demandent les actionnaires.

Encore une fois, il faut déconstruire ce mythe. En droit, il ne fait guère de doute que les actionnaires ne sont pas propriétaires des actifs de l’entreprise. Un actionnaire n’est propriétaire que de ses actions. Le principe est clair depuis les dernières décennies du 19e siècle tant en common law qu’en droit civil.

  • Si le droit ne définit pas clairement le terme «action», la jurisprudence a précisé qu’elle n’est ni un titre de propriété ni un titre de créance sur les biens de la société. Il s’agit d’un «[…] ensemble de droits et d’obligations étroitement liés entre eux»10. L’actionnaire ne peut donc revendiquer un quelconque droit de propriété sur le patrimoine de la société.
  • L’action confère à son propriétaire seulement une série de droits énoncés, comme cités en exemple dans l’article 47 de la Loi sur les sociétés par actions du Québec: un droit de vote à l’assemblée des actionnaires, un droit de recevoir tout dividende déclaré et un droit de partager le reliquat des biens de la société en cas de liquidation.
  • La personnalité morale reconnue à la société par actions (et, corrélativement, la responsabilité limitée dont bénéficient les actionnaires) exclut le statut d’actionnaire-propriétaire. Considérer les actionnaires comme propriétaires contredit la règle de la responsabilité limitée qui attribue à la fois la propriété des biens et la responsabilité à l’entreprise.
  • L’idée de l’actionnaire-propriétaire est irréaliste dans le cadre des grandes entreprises dont les titres sont cotés sur des marchés financiers. Ne détenant qu’une infime partie du capital de l’entreprise (et donc sans contrôle), il est difficile de considérer les actionnaires comme propriétaires. Les faits le confirment: «It is commonplace to observe that the modern shareholder is a kind of investor and does not think of himself as or act like an “owner”»11.

Monstruosité juridique, le mythe de l’actionnaire-propriétaire est juridiquement faux.

Je vous présenterai le 3 mythes restants dans mon billet de la semaine prochaine. 

1 Ce billet est extrait de la recherche «Les 5 mythes de la gouvernance d’entreprise: perspective économico-juridique nord-américaine» effectuée en collaboration avec 2 étudiants inscrits aux cycles supérieurs et membres du CÉDÉ: Me Jean-Christophe Bernier et Me Charles Tremblay-Potvin.

2 O. Weinstein, Pouvoir, finance et connaissance: les transformations de l’entreprise capitaliste entre le XXe et le XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2010, p. 181.

3 A. A. Alchian et H. Demsetz, «Production, Information Costs and Economic Organisation», The American Economic Review, 1972, vol. 62, p. 777.

4 M. C. Jensen et W. H. Meckling, «Theory of the Firm: Managerial Behaviour, Agency Costs and Ownership Structure», Journal of Financial Economics, 1976, vol. 3, p. 305.

5 G. Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, Paris, L.G.D.J., 1951, p. 93.

6 ABA, Section of Business Law, Report of The Task Force of the ABA Section of Business Law Corporate Governance Committee on Delineation of Governance Roles & Responsibilities, août 2009, p. 6.

7 I. Tchotourian et J.-C. Bernier, Devoir de prudence et de diligence des administrateurs et RSE: approche comparative et prospective, Cowansville, Yvon Blais, 2014, pp. 132 et s., aux para. 93 et s.

8 M. Friedman, Capitalism and Freedom, 40th Anniversary Edition, Chicago, The Chicago University Press, 2002, p. 135.

9 H. Hansmann et R. H. Kraakman, «The End of History for Corporate Law», Georgetown Law Journal, 2000, vol. 89, p. 439.

10 Sparling c. Québec (Caisse de dépôt et placement), [1988] 2 S.C.R. 1015, au par. 23.

11 B. Manning, « The Shareholder Appraisal Remedy: An Essay for Frank Coker », Yale Law Journal, 1962, vol. 72, p. 223, à la p. 261.

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