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À qui doit profiter l’entreprise? – 1ère partie

Dans une proposition de loi de type omnibus1, le gouvernement fédéral a récemment fait connaître son intention de réformer le droit canadien des sociétés par actions. L’information est peut-être passée sous votre radar, malheureusement noyée dans un ensemble hétéroclite de modifications législatives. Je me propose donc de l’explorer dans ce billet.

En résumé, le législateur souhaite définir ce qu’est le «meilleur intérêt d’une société» et préciser les facteurs dont les administrateurs et les dirigeants peuvent tenir compte lorsqu’ils doivent prendre une décision, quelle qu’elle soit. Tout un programme!

L’intérêt de la société expliqué
Plus précisément, dans son projet de loi C-97, le gouvernement fédéral propose de modifier l’article 122 de la Loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA) par adjonction, après le paragraphe (1), de ce qui suit:

«Meilleur intérêt de la société
(1.1) Lorsqu’ils agissent au mieux des intérêts de la société au titre de l’alinéa (1)a), les administrateurs et les dirigeants de la société peuvent tenir compte des facteurs suivants, notamment:

a) les intérêts:

(i) des actionnaires,
(ii) des employés,
(iii) des retraités et des pensionnés,
(iv) des créanciers,
(v) des consommateurs,
(vi) des gouvernements;

b) l’environnement;

c) les intérêts à long terme de la société.»

Le législateur fédéral y explique également ce que signifie l’expression «au mieux des intérêts de la société» utilisée dans ledit article en indiquant expressément que les administrateurs et les dirigeants doivent, dans l’exercice de leurs fonctions, agir:

«a) avec intégrité et de bonne foi au mieux des intérêts de la société».

Des modifications révolutionnaires?
Cela dit, ce projet de loi est-il pour autant une révolution? Certaines personnes intéressées aux enjeux entourant la responsabilité sociale des entreprises (RSE) pourraient y voir le saint Graal. Mais il faut se méfier des apparences et des jugements trop hâtifs. Pour être comprise et évaluée avec justesse, l’initiative du gouvernement fédéral se doit d’être remise en contexte. Plus précisément, au regard d’une position audacieuse prise par la Cour suprême du Canada en 2004.

En effet, dans son arrêt Magasins à rayons Peoples Inc. (Syndic de) c. Wise, le plus haut tribunal du pays avait alors déjà rompu avec la vision classique de l’intérêt de la société (alors assimilé à celui des actionnaires2) en faveur d’une conception plus large reconnaissant la pertinence de prendre en compte l’intérêt des parties prenantes.

La rupture de 2004
Dans cette fameuse affaire du droit canadien des sociétés, les magasins Wise (Wise) avaient acquis auprès de Mark & Spencer la société Magasins à rayons Peoples (Peoples). Cette société était une filiale entièrement contrôlée par Wise. Les dirigeants de l’entreprise Wise ont décidé d’intégrer les activités de Peoples et de Wise afin de réaliser des gains de synergie. Pour ce faire, les administrateurs de Peoples ont adopté une nouvelle politique d’approvisionnement:

• Peoples devait effectuer les achats au Canada pour son compte et pour celui de Wise, Wise devant la rembourser.

• Wise devait effectuer les achats auprès des fournisseurs étrangers.

Ce qui devait arriver arriva… et Wise n’a jamais procédé au remboursement des sommes dépensées par Peoples. Les sociétés sont devenues insolvables. Le syndic a alors décidé de poursuivre les frères Wise pour les décisions prises à titre d’administrateur de Peoples. L’adoption de la nouvelle politique d’approvisionnement était au centre de la critique.

Au contraire et à la suite des décisions québécoises de la Cour supérieure et de la Cour d’appel dans cette affaire, la Cour suprême du Canada a apporté de nombreux enseignements sur la notion d’intérêt de la société et sur le devoir de loyauté de tout administrateur et dirigeant. Celle-ci a indiqué «[…] qu’il ne faut pas interpréter l’expression “au mieux des intérêts de la société” comme si elle signifiait simplement “au mieux des intérêts des actionnaires”3». De plus, les juges ont précisé que les intérêts des parties prenantes et de la société sont distincts: «Les intérêts de la société ne doivent pas se confondre avec ceux des actionnaires, avec ceux des créanciers ni avec ceux de toute autre partie intéressée4

Bref, par ces mots, la Cour suprême a balayé du revers de la main la place centrale qu’avaient les actionnaires (et leur intérêt) au cœur de la machine du capitalisme, la société par actions. En comparaison à d’autres pays, le Canada a été le seul à proposer, même à cette époque, une interprétation si claire en faveur d’un intérêt social «ouvert». C’est peut-être là le principal apport de la décision Peoples (qui néanmoins n’est pas parfaite). Dorénavant, c’est à l’aune de cet intérêt social ouvert que s’apprécie le comportement des administrateurs et des dirigeants. Depuis 2004, le message du droit canadien est donc limpide, bien que parfois méconnu ou volontairement ignoré: les administrateurs et les dirigeants peuvent, dans le cadre de leurs décisions, considérer les intérêts des parties prenantes, que cela serve ou non celui des actionnaires, le tout sans craindre de possibles représailles judiciaires.

Dans une autre décision, rendue quelques années plus tard, la Cour suprême confirmera sa position et relèvera que «[…] l’obligation des administrateurs est claire: elle est envers la société5.» Selon elle, l’obligation de loyauté «[…] ne se limite pas à la valeur des actions ou au profit à court terme6.» Pour la Cour, dans une perspective économique, ce concept réfère à la maximisation de la valeur de l’entreprise. En termes plus simples, elle enjoint les administrateurs et les dirigeants à agir de manière à faire de la société une «meilleure entreprise7».

Une histoire bien plus ancienne
Si la position prise par la Cour suprême du Canada en 2004 apparaît audacieuse, elle se situe tout de même dans le prolongement d’un rapport à l’histoire plus global du droit des sociétés par actions au Canada.

En réalité, le projet de loi C-97 prend racine avant même la décision de la Cour suprême de 2004. Dès 1971, le rapport canadien consacré au droit des sociétés (rapport dit «Dickerson») avait précisé que l’abandon de la théorie de l’ultra vires (expression latine qui signifie au-delà des pouvoirs) et du détournement de pouvoir ainsi que l’insistance mise sur la bonne foi laissaient…

• … aux administrateurs la libre décision de prendre en considération les facteurs qu’ils considèrent importants dans la détermination de la politique de la société; et

• … aux tribunaux la possibilité d’échapper aux contraintes décrites bien charitablement comme anachroniques et qui se sont développées dans les cours de justice anglaises.

Ainsi considérer le projet de loi C-97 et la décision Magasins à rayons Peoples Inc. (Syndic de) c. Wise comme des figures d’exception serait faire fi des théories traditionnelles trop souvent éclipsées du droit qui s’y sont retrouvées à différentes périodes de l’histoire au Canada (mais aussi aux États-Unis et en Europe)8. Ces théories confirment toutes que l’intérêt des entreprises ne se résume pas à celui des seuls actionnaires. Elles ont une mission plus noble. Il n’est donc pas si nouveau de dépasser ce que veulent les actionnaires lorsque l’on réfléchit sur la signification de ce qu’est juridiquement l’intérêt d’une entreprise.

D’ailleurs, certains spécialistes ont reconnu au Canada son statut de pionnier à cet égard9.

À qui doit profiter l’entreprise? La réponse à cette question apparaît donc claire aux yeux de la loi. Mais quel est le poids réel de cette prescription légale sur le comportement observable des sociétés? C’est sur cet aspect que je compte m’attarder dans mon prochain billet.

1 Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 19 mars 2019 et mettant en œuvre d’autres mesures, projet de loi C-97 (1re lecture), 42e législature, 1re session, 8 avril 2019.

2 La construction juridique canadienne a suivi en cela pendant longtemps la position américaine: Palmer v. Carling O’Keefe Breweries of Canada Ltd., (1989) 67 O.R. (2d) 161 (H.C.); Re Olympia & York Enterprises and Hiram Walker Resources Ltd., (1986) 59 O.R. (2d) (Gen.Div.); Teck Corporation Ltd. v. Millar, [1973] 2 W.W.R. 385, 412 (B.C.S.C.).

3 Magasins à rayons Peoples Inc. (Syndic de) c. Wise, (2004) C.S.C. 68, [2004] 3 S.C.R. 461, au par. 42.

4 Magasins à rayons Peoples Inc. (Syndic de) c. Wise, (2004) C.S.C. 68, [2004] 3 S.C.R. 461, au par. 43.

5 BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, (2008) CSC 69, au par. 37.

6 BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, (2008) CSC 69, au par. 38.

7 Magasins à rayons Peoples Inc. (Syndic de) c. Wise, (2004) C.S.C. 68, [2004] 3 S.C.R. 461, au par. 43.

8 Pour une synthèse, voir: Ivan TCHOTOURIAN, avec la collab. de Jean-Christophe BERNIER, Devoir de prudence et de diligence des administrateurs et RSE: approche comparative et prospective, Cowansville, éditions Yvon Blais, 2014, aux p. 144 et s., aux par. 100 et s. Voir aussi: Marcel LIZÉE, «Essai sur la nature de la société par actions», (1999) 39 R.D. McGill 509, 523 et s.

9 «[…] among the common law jurisdictions to include non-shareholder groups in the framework of corporate law.» P.M. VASUDEV, «Corporate Stakeholders in Canada – An Overview and a Proposal», (2015) 45-1 Ottawa Law Review 137, 139.

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