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À qui doit profiter l’entreprise? – 2e partie

Dans mon précédent billet, j’expliquais comment la loi reconnaît que l’entreprise ne doit pas profiter qu’à ses seuls actionnaires, comme le supposerait une vision capitaliste, mais, au contraire, tenir compte du meilleur intérêt de toute autre partie intéressée.

Quel est, toutefois, le poids réel de cette prescription légale sur le comportement observable des sociétés? Autrement dit, jusqu’à quel point faire intervenir l’outil légal, ici le projet de loi C-97, pour préciser le sens de l’intérêt social est-il porteur?

Sans revenir sur un débat juridique ancien auquel des noms aussi célèbres que Portalis, Demolombe et Montesquieu sont associés, cette initiative législative comporte plusieurs avantages1 qui peuvent produire des effets positifs sur le comportement des entreprises:

• La loi impose une règle de droit et est «un commandement».

• La loi impose ou suggère un modèle2.

• La loi assure une égalité de toutes et tous par sa généralité.

• La loi est abstraite.

• La loi fixe, établit, pose, détermine… bref, elle clarifie.

• La loi a une vocation unificatrice dans l’espace et le temps.

• La loi donne de la visibilité aux sujets qu’elle aborde.

En revanche, la loi fait face à ses propres vices de tout temps dénoncés: sa complexité, son injustice, son ineffectivité, son passéisme, son inadaptation, son inintelligibilité3, son inflation4. Or, ces vices dévalorisent la loi dans l’esprit du public. Au-delà de ces réserves, le cas précis qui nous occupe comporte, tel que mentionné dans mon précédent billet, ses propres limites en raison de la filiation entre le projet de loi C-97 et la position de la Cour suprême en 20045.

• Les administrateurs et les dirigeants disposent d’une grande discrétion pour décider s’ils tiendront compte des intérêts des parties prenantes. Les administrateurs n’ont ainsi aucune obligation de prendre en compte les intérêts des parties prenantes et, s’ils le font, ils conservent une latitude pour choisir lesquels considérer.

• Comment choisir quand on est administrateur? Il n’existe aucune indication guidant les administrateurs et les dirigeants dans la hiérarchisation des intérêts des parties prenantes. Cette question est soumise à une doctrine judiciaire: la règle de l’appréciation commerciale (business judgment rule). Dans la mesure où les administrateurs suivent un processus décisionnel qui n’est pas grossièrement négligent et où leur décision n’est pas irrationnelle, les tribunaux ne se substitueront pas à l’appréciation faite par les administrateurs.

• Y aura-t-il judiciarisation de cette nouvelle vision de l’intérêt social? Le projet de loi C-97 ne remédie toujours pas aux lacunes de la Loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA) en matière de recours judiciaires et à la difficulté d’évoquer le recours en oppression, aussi appelé recours en redressement en cas d’abus de pouvoir ou d’iniquité6. «Au final, cela limite donc l’effectivité des arrêts en faveur des parties prenantes7

• Le projet de loi ne va-t-il pas produire les effets contraires au résultat escompté en accroissant la marge de manœuvre des administrateurs et des dirigeants et leur permettre des comportements opportunistes?

Pour nourrir cette réflexion, il est intéressant d’examiner l’exemple de la loi anglaise. La rédaction proposée dans le projet de loi C-97 ressemble à l’article 172 du droit anglais des sociétés entré en vigueur en 2006 qui définit le devoir des administrateurs et des dirigeants de promouvoir le succès de l’entreprise (duty to promote the success of the company)8.

Même si le bilan de son introduction sur le contenu du devoir de loyauté des administrateurs et des dirigeants est mitigé9, l’article 172 a conduit à repenser certains fondements de la loi et à discuter d’une notion jusque-là inconnue: l’intérêt actionnarial éclairé (enlighted shareholder value).

Le début d’une nouvelle histoire… sans fin?
Je reviens donc à ma question initiale: le droit des sociétés par actions peut-il tout faire10 ? Dans un article paru en 2007, le professeur et avocat américain Kent Greenfield demandait: peut-on sauver le monde avec la loi des sociétés11 ? Sans doute pas… Il n’en demeure pas moins que le droit canadien des sociétés semble entrer dans un nouveau chapitre de son histoire. J’ai la chance d’être témoin de ce changement.

Le droit n’est pas une machine à produire des externalités, ce concept en économie qui permet l’intégration de principes non-monétaires. Il n’en demeure pas moins qu’il paraît donner aux entreprises une finalité différente en donnant aux enjeux sociétaux la place qu’ils méritent dans la sphère économique.

Ailleurs qu’au Canada, la France a adopté la loi dite «PACTE» le 11 avril 2019 après une longue période de discussion et d’allers-retours entre les deux assemblées parlementaires12. Cette loi redéfinit les articles 1833 et 1835 du Code civil13 (jamais touché depuis 1804); intègre dans les missions du CA la conformité à l’intérêt social et la prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux de l’activité de leur société; et crée une entreprise à mission.

Également, j’ai présenté dans ce blogue plusieurs autres exemples d’innovations juridiques apportées en Australie, aux États-Unis, ou encore en Inde.

Bref, le projet de loi C-97 demeure perfectible et critiquable. Malgré cela, il représente un signal fort, susceptible d’être davantage entendu que celui envoyé par les juges jusqu’à maintenant. Et jouer ce rôle, c’est déjà beaucoup!

1 Michel COUDERC, «Les fonctions de la loi sous le regard du commandeur», (2005) 3-114 Pouvoirs 21.

2 Antoine JEAMMAUD, «Les règles juridiques et l’action», D., 1993, chron., p. 207; «La règle de droit comme modèle», D., 1990, chron., p. 125.

3 Philippe MALAURIE, «L’intelligibilité des lois», (2005) 3-114 Pouvoirs 131.

4 Dernièrement, voir: Ejan MACKAAY, «Inflation normative», (2018) 23 Lex Electronica hors série.

5 Raymonde CRÊTE et Stéphane ROUSSEAU, Droit des sociétés par actions, Montréal, Les éditions Thémis, 2018, aux p. 370 et s., aux par. 817 et s.

6 En droit fédéral: articles 241 et s. de la LCSA; en droit québécois: articles 450 et s. de la Loi sur les sociétés par actions.

7 IGOPP, Gouvernance et parties prenantes: l’obligation du conseil d’administration d’agir dans l’intérêt de la société, par Yvan ALLAIRE et Stéphane ROUSSEAU, 2014, à la p 5.

8 «A director of a company must act in the way he considers, in good faith, would be most likely to promote the success of the company for the benefit of its members as awhole, and in doing so have regard (amongst other matters) to (a) the likely consequences of any decision in the long term, (b) the interests of the company’s employees, (c) the need to foster the company’s business relationships with suppliers, customers and others, (d) the impact of the company’s operations on the community and the environment, (e) the desirability of the company maintaining a reputation for high standards ofbusiness conduct, and (f) the need to act fairly as between members of the company.»

9 Rachel Tate écrit que: «[…] it would be wrong in principle to view s172 as requiring directors to ‘balance’ shareholders and stakeholder interests […]. Section 172 can, therefore, ultimately be viewed as reiterating the prevailing shareholder-orientated approach to company law and governance» (Rachel C. TATE, «Section 172 CA 2006: the Ticket to Stakeholder Value or Simply Tokenism?», (2012) Aberdeen Student Law Review, à la p. 3). Sur ces réserves, voir aussi: Deryn FISHER, «The Enlightened shareholder – Leaving Stakeholders in the Dark: Will Section 172(1) of the Companies Acts 2006 Make Directors Consider the Impact of their Decisions on Third Parties», (2009) 20-1 International Company and Commercial Law Review 10; Paul DAVIES, Gower and Davies’ Principles of Modern Company Law, 8th ed., Sweet & Maxwell, 2008, à la p. 509.

10 Stéphane ROUSSEAU, «Responsabilité sociale et droit des sociétés: promesses et limites», (2009) 13-3 Lex Electronica.

11 Kent GREENFIELD, «Saving the World with Corporate Law?», (2007-2008) 57 Emory Law Journal 948.

12 Projet de loi adopté par l’Assemblée nationale dans les conditions prévues à l’article 45, alinéa 4, de la Constitution, relatif à la croissance et la transformation des entreprises, 11 avril 2019, T.A. n° 258.

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