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Photo de Ivan Tchotourian

La RSE à l’heure de la COVID-19

Depuis plusieurs années, j’écris avec enthousiasme sur les liens entre le droit, les entreprises et  la responsabilité sociale de celles-ci, soit la RSE. Si diverses évolutions contemporaines du droit semblent démontrer l’émergence d’une entreprise nouvelle, mue par un objectif différent du seul profit (voir les billets ici et ici), une question se pose clairement aujourd’hui dans le contexte de turbulence sanitaire qui est le nôtre: cette entreprise existe-t-elle réellement? 

COVID-19: un test pour la RSE

La pandémie qui sévit à l’heure actuelle, en plaçant les plus grandes économies de la planète en difficulté, constitue le moyen d’apporter enfin une réponse à cette question. La COVID-19 est un test. Et bien qu’à l’heure actuelle les États effectuent leur grand retour dans la sphère économique et montrent à leurs détracteurs que l’on peut difficilement se passer d’eux en cette matière, malgré les discours ultralibéraux si présents, le temps de l’entreprise est aussi venu! Le temps de quoi, me direz-vous? Tout simplement de démontrer qu’elle a la capacité et la volonté d’aider sa communauté. Le temps aussi pour elle de se montrer digne d’une mission d’intérêt public que l’on essaie de lui faire de plus en plus assumer. La création des entreprises à mission sociétale1 illustre la vision de rôle précieux qu’elle est amenée à jouer dans la construction d’un futur différent. Un futur moins vulnérable financièrement, moins fragile et dangereux socialement et moins détruit environnementalement.

La RSE: les grandes entreprises l’annoncent souvent à grand renfort de publicité, en imprègnent leur code de conduite et leur politique de conformité (une conformité dite «sociétale»)2, s’appuient sur elle pour gagner des parts de marché et se différencier de leurs concurrents, pour faire oublier aux salariés les contraintes de leur lieu de travail, pour transformer leurs dirigeants en d’authentiques porte-parole d’une bonne manière de décider et d’agir, et elles se montrent souvent convaincantes… Toutefois, le doute subsiste toujours quant à la réelle contribution des entreprises à cet engagement (voir ici). Il en va ainsi, ne serait-ce que parce que la conciliation entre recherche de profits et comportement vertueux demeure une énigme. Il faut l’admettre, même si cela est sans doute réducteur: le profit rime souvent avec court terme, alors que la RSE rime avec pérennité et long terme. 

Or, lorsqu’il faut choisir entre l’une de ses deux voies, le profit est rarement sacrifié, ou alors la machine du capitalisme n’aurait tout simplement plus d’existence. Malgré cela, les choses changent progressivement. La finance se transforme, tout comme l’entreprise, pour faire une place grandissante aux considérations sociétales (voir mon billet ici).

La survie des PME

La COVID-19 représente un risque planétaire considérable qui appelle des décisions rapides. Au-delà des États, ces décisions proviennent aussi des entreprises. Peuvent-elles se montrer socialement responsables face à la COVID-19? Assurément oui, notamment lorsqu’on se place du côté des salariés. Mais à certaines conditions. Parmi les acteurs de la gouvernance, les salariés sont actuellement les plus fragilisés: perte d’emplois, baisses de salaire, travail à la maison dans un contexte familial compliqué… Les États se portent d’ailleurs à leur secours: au Québec3, au Canada4, au Royaume-Uni5. Et les entreprises dans tout cela? Elles sont chahutées, ballottées et sacrifient en fin de compte leurs salariés6. «Sacrifier» est peut-être un terme exagéré. En effet, pour certaines d’entre elles, essentiellement les PME, ce n’est pas une question de choix, mais une question de survie. Or, les PME ont un devoir moral de survie, cette dernière étant indispensable à la sauvegarde d’autres intérêts que ceux de leurs propriétaires. Pour les entreprises de grande taille toutefois, l’absence d’un tel choix m’apparaît plus incertaine. Leur situation est difficilement comparable à celle des PME. Ces grandes entreprises sont d’ailleurs bien silencieuses dans le contexte que nous traversons, à part quelques-unes, mais trop peu nombreuses à mes yeux.

Grandes entreprises en temps de crise

Intéressons-nous un peu à ces grandes entreprises. Certes, rien ne leur est demandé de manière explicite par les États ou les citoyens, mais la RSE ne devrait-elle pas les conduire à prendre les devants et à mettre en place des initiatives moralement souhaitables (dans une approche axiologique)? Ces grandes entreprises ne peuvent-elles pas faire plus que le trop peu dont nous informe la presse? Ne devraient-elles pas traiter différemment leurs salariés? Les salariés sont une partie prenante des entreprises et, à ce titre, celles-ci doivent les intégrer au cœur de leur stratégie. La théorie des parties prenantes abandonne la vision «valeur d’ajustement» que constituent les salariés7. Elle ajoute une dimension au modèle servant à décrire l’entreprise: celle selon laquelle l’entreprise doit concilier les multiples attentes des parties qui sont en relation avec elle. Elle préconise une gouvernance centrée sur les intérêts des différentes parties qui interagissent avec elle. Dans la théorie de la gouvernance d’entreprise, cette approche s’inscrit dans une vision collective de l’entreprise qui s’est traduite dans de nouveaux modèles (production en équipe, gouvernance partenariale). Ces modèles de gestion confèrent une place tout aussi importante aux salariés et autres parties prenantes (clients, fournisseurs, collectivités, etc.) qu’aux actionnaires dans la création de valeur. Pour l’Union européenne par exemple, «[…] les salariés sont […] considérés comme “partie prenante” de l’entreprise. La valeur réelle de l’entreprise ne se réduit pas à sa seule valeur de marché et inclut la dimension sociale. L’entreprise est une institution, vecteur à la fois de création de richesse et de progrès social. Ainsi, dans la vision “communautaire”, le social est indissociable du sociétaire»8. Le destin des entreprises ne se limite plus à leur seule situation financière!

Des gestes concrets pour le mieux-être des employés

Devant les bouleversements que nous vivons, il serait trop facile d’attendre que l’État intervienne tel un pompier, alors que, quand tout va bien, les critiques fusent à tout va à son endroit : interventionnisme trop prononcé, réglementation trop présente, fiscalité trop lourde… Les grandes entreprises qui se targuent d’être innovantes, d’avoir adapté leur modèle d’affaires, d’être dotées d’une gouvernance de nouvelle génération attentive à leurs parties prenantes en les prenant en compte et en équilibrant leurs divers intérêts, d’être centrées avant tout sur les personnes et tellement prêtes à être des citoyens responsables de leur communauté doivent le démontrer et faire la preuve de ces affirmations maintenant. Mais comment le faire9? La question est belle et sa réponse dépasse largement l’objet de ce billet. Cependant, j’évoque, ci-dessous, quelques idées destinées aux entreprises, même si certains les jugeront utopiques:

  • En faire plus en matière de congés payés (notamment pour raisons médicales) pour étendre leur portée et, plus globalement, compléter les aides gouvernementales auxquelles les salariés ont droit10;
  • Assumer les pertes de salaire subies par les salariés du fait du ralentissement économique (comme Microsoft et Alphabet se sont engagées à le faire pour les employés à taux horaire de leur sièges sociaux);
  • Soutenir davantage les sous-traitants, les vendeurs et les fournisseurs pour réduire l’intensité de la crise;
  • Disposer d’une cartographie précise de la situation financière des salariés et de la potentielle précarité de certains, et ce, pour les soutenir (financièrement ou autrement);
  • Récompenser (au-delà du symbolique) les salariés qui demeurent en poste dans les locaux de leurs entreprises11;
  • Faire le maximum pour que les salariés aient du matériel de protection pour travailler auprès des clients;
  • Appuyer leurs salariés travaillant à la maison qui doivent combiner efficacité au travail et gestion des enfants (et le stress de la famille);
  • Assurer un suivi de la santé psychologique des salariés;
  • S’interroger sérieusement sur les moyens et les outils qui pourraient aider les salariés à bien vivre le confinement;
  • Avoir une politique de ressources humaines apte à protéger les salariés dans la transition qu’ils vont vivre lors du redémarrage des entreprises;
  • Etc.

C’est à ce prix qu’il sera possible de dire que les entreprises auront été socialement responsables et auront fait ce qui était bien. À elles d’innover! Elles qui veulent remplacer l’État ou le réduire à peau de chagrin, elles doivent montrer qu’elles peuvent faire au moins aussi bien. Dès 1963, on a développé l’idée que les entreprises poursuivent des fins qui leur sont non seulement personnelles, mais qui concernent aussi les collectivités auxquelles elles appartiennent12. En dehors des discours gestionnaires et managériaux, la crise sanitaire de la COVID-19 démontre que le «destin public»13 des grandes entreprises est une problématique complexe et que l’intégration de la théorie des parties prenantes dans leur stratégie et leur gestion demeure encore bien incertaine et pleine d’incertitudes.

Avec la COVID-19, j’espère en tous les cas que la RSE ne sera pas placée en confinement et ne deviendra pas le hors-la-loi des stratégies et politiques des grandes entreprises, même pour un temps. Il y a ici une évidence qui doit être rappelée: la RSE est une condition de la pérennité et de la survie des entreprises, même dans un contexte de crise sanitaire mondiale.

1 Ivan TCHOTOURIAN et Margaux MORTEO, L’entreprise à mission sociétale: analyse critique et comparative du modèle, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2019 (avec la collaboration de Karine MORIN).

2 Ivan TCHOTOURIAN, Loïc GEELHAND DE MERXEM et Alexis LANGENFELD, «De la conformité légale à la conformité sociétale: un rôle de plus en plus complexe pour le CA», I. TCHOTOURIAN et J.C. BERNIER (dir.), Gouvernance d’entreprise, conformité et criminalité économique: Approche globale et comparative, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2018, p. 187-264.

3 «Québec viendra en aide aux travailleurs touchés par le coronavirus», Radio-Canada, 16 mars 2020.

4 MINISTÈRE DES FINANCES, «Plan d’intervention économique du Canada pour répondre à la COVID-19», Canada, 18 mars 2020.

5 Cécile DUCOURTIEUX, «Coronavirus: le gouvernement britannique se porte au secours des salariés», Le Monde, 21 mars 2020.

6 Richard MARTINEAU, «La mort dans l’âme», Le Journal de Montréal, 22 mars 2020.

7  Sur ce terrain, le récent cas de RONA pose des questions (ici).

8 (Nous soulignons) PARLEMENT EUROPÉEN, Direction générale des politiques internes, Relation entre l’organe de surveillance des entreprises et le management, 2012, à la p 150.

9 Alison OMENS, «How To Be A Stakeholder-Driven Company During the Coronavirus Pandemic», Just Capital, 11 mars 2020.

10 Au canada, voir la synthèse suivante : Karim BENESSAIEH, «COVID-19: 10 choses à savoir pour les travailleurs», La Presse, 22 mars 2020.

11 Au Québec, certaines entreprises le font depuis peu: Vincent LAROUCHE, «COVID-19: des épiciers accordent une prime de 2$ de l’heure aux employés», La Presse, 21 mars 2020.

12  François BLOCH-LAINÉ, Pour une réforme des entreprises, Paris, Seuil, 1963, à la p. 41.

13  François BLOCH-LAINÉ, Pour une réforme des entreprises, Paris, Seuil, 1963, à la p. 150.

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