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Les droits de l’homme et les entreprises

De nombreux textes ont vu le jour ces dernières années pour aider les entreprises à prendre en compte les aspects économiques, environnementaux et sociétaux de leurs activités. Tous ces textes rappellent que les entreprises doivent respecter les droits de l’homme. Toutefois, le droit se trouve souvent impuissant face aux multinationales.

mines

Bien que critiqué pour leurs efforts insuffisants en matière de responsabilité sociale des entreprises (RSE), notamment dans le domaine des droits de l’homme1, le secteur de l’extraction minière témoigne d’intéressantes évolutions dont la jurisprudence est le témoin. Et ces évolutions dépassent le seul secteur minier pour placer toutes les entreprises sous une contrainte juridique nouvelle: celle des droits de l’homme.

Une impunité des multinationales
En pratique, les grandes entreprises multinationales canadiennes sont caractérisées par un siège social localisé au Canada et des activités développées à l’étranger. Mais, contrairement à ce qui prévaut aux États-Unis avec l’Alien Tort Claims Act de 1789, il n’existe pas au Canada de législation permettant de fonder une action en responsabilité contre de telles entreprises en cas de violation des droits de l’homme. Bien au contraire, le droit canadien protège ces entreprises par l’entremise du principe de l’autonomie de la personne morale et de la consécration des limites territoriales à l’applicabilité du droit. Aussi, les victimes des entreprises minières canadiennes ont rarement gain de cause lorsqu’elles cherchent la responsabilité de ces entreprises pour des fautes commises à l’étranger par leurs filiales2. L’ex-juge de la Cour suprême du Canada Ian Binnie a durement dénoncé cette impunité des entreprises.

Dans ce contexte, les décisions rendues dans les causes Choc c. Hudbay Minerals Inc.3 et Chevron Corp. c. Yaiguaje4 détonnent:

  • Elles créent un nouveau fondement de responsabilité juridique pour les sociétés mères.
  • Elles facilitent l’accès des victimes aux tribunaux canadiens.
  • Elles constituent une évolution dans la reconnaissance et l’exécution vis-à-vis d’une filiale de jugements étrangers condamnant une société mère.

Choc c. Hudbay Minerals Inc.
Dans cette affaire, les juges ontariens devaient déterminer si l’entreprise Hudbay pouvait être tenue responsable des violations des droits de l’homme perpétrées en territoire étranger par sa filiale guatémaltèque lors de l’exploitation, entre 2007 et 2009, d’un projet minier intitulé «Fenix». Étant donné le dépôt d’une requête en rejet par l’entreprise Hudbay, la Cour a dû rendre un jugement préliminaire, en 2013, se prononçant sur le fondement juridique de la demande en justice. Contre toute attente, le tribunal a ouvert la voie à un nouveau fondement de responsabilité: le devoir de diligence.

Une question essentielle se pose: à quelle condition y a-t-il reconnaissance d’un devoir de diligence? La Cour ontarienne est venue utilement rappeler que 3 éléments étaient nécessaires (éléments qui étaient ici réunis):

  1. Une prévisibilité du préjudice: selon les juges, l’entreprise Hudbay pouvait raisonnablement s’attendre à ce que des crimes violents soient commis dès lors qu’elle avait autorisé les agents de sécurité à faire usage de la force.
  2. Une proximité des parties: la Cour ontarienne s’est appuyée sur les déclarations publiques des dirigeants de l’entreprise Hudbay.
  3. Une absence de facteurs s’opposant à la reconnaissance d’un devoir de diligence: ce qui était le cas.

L’enjeu est crucial: si un tel devoir de diligence est reconnu, une société mère pourrait être jugée directement responsable (solidairement avec sa filiale) de négligence à condition que les actions directes de chacune de ses sociétés soient source de dommages. La Cour supérieure de l’Ontario a donc reconnu la possibilité que les sociétés mères canadiennes soient tenues responsables pour les exactions commises par leurs filiales à l’étranger. Si aucun tribunal canadien n’a encore consacré cette solution, il n’existe à l’inverse aucune décision qui écarte ce type de réclamation. Restera à prouver les faits allégués lors d’un procès.

Chevron Corp. c. Yaiguaje
Pendant près de 20 ans, les communautés autochtones de la région de Lago Agrio, en Équateur, ont tenté d’obtenir une indemnisation pour les dommages environnementaux causés par les activités de l’entreprise américaine Chevron Corporation (Texaco à l’époque des faits). En 2013, l’entreprise Chevron a été condamnée par la justice équatorienne à payer 9,51 G$ US à plus de 30 000 villageois autochtones du pays. L’entreprise ayant refusé d’acquitter la dette devant les tribunaux américains, les villageois ont intenté une action en reconnaissance et en exécution du jugement devant la Cour supérieure de l’Ontario en raison de la présence dans cette province d’une filiale de Chevron: Chevron Canada.

Au terme de cette saga judiciaire, la Cour suprême canadienne a confirmé, le 4 septembre 2015, la compétence des tribunaux canadiens pour reconnaître et exécuter le jugement équatorien sur Chevron Canada. Cette compétence s’est fondée sur la présence physique d’un établissement commercial de l’entreprise Chevron au Canada. Ainsi, la présence d’une filiale au Canada a-t-elle été jugée suffisante pour établir la compétence du tribunal ontarien à l’égard de la société mère. De plus, la Cour suprême du Canada a affirmé que le lien réel et substantiel entre le litige et la province où l’acte d’instance avait été signifié n’était pas exigé pour qu’il y ait compétence. En d’autres mots, la Cour suprême du Canada assouplit les règles encadrant la reconnaissance et l’exécution de jugements étrangers.

Pour souligner davantage la portée de cette décision de la plus haute instance du pays, rappelons 3 choses:

  1. Chevron Corporation n’avait aucun actif en son nom au Canada.
  2. Chevron Canada n’était qu’une filiale au 7e degré.
  3. Chevron Canada n’était aucunement visé par le jugement initial de la Cour équatorienne.

L’inéluctable responsabilisation des minières
Les décisions rendues dans les causes Choc c. Hudbay Minerals Inc. et Chevron Corp. c. Yaiguaje s’inscrivent dans un mouvement inéluctable de responsabilisation sociétale et éthique de l’activité minière. Même si le recours judiciaire peut être un outil de mise en œuvre inadéquat des droits de l’homme, l’existence d’une menace de décision judiciaire est susceptible d’inciter les entreprises à être prudentes relativement aux droits de l’homme par peur du poids de la responsabilité juridique.

Tigre de papier, me direz-vous? Pas vraiment… L’agence française de notation extra-financière Vigeo a récemment établi que les recours judiciaires dans le domaine de la RSE représentaient un risque juridique croissant pour les entreprises. 19,2% de l’échantillon étudié (soit 484 entreprises) a été ciblé par la justice, notamment américaine, en 2012 et 2013, et a fait l’objet d’une sanction. Si les atteintes aux droits de l’homme ont représenté 7% des sanctions, celles-ci ont coûté 7,6 G€5.

Au-delà des minières, une rencontre pleine de promesses
Comme le démontrent ces décisions, les droits de l’homme, la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et le droit (processuel et substantiel; hard et soft) se rencontrent pour le meilleur. Confirmant ce que j’avais écrit il y a peu, les choses bougent. La RSE permet de répondre aux difficultés d’effectivité du droit relativement aux situations de violations des droits de l’homme commises par des multinationales6. De son côté, le droit rééquilibre le rapport normatif entre, d’une part, la protection des droits dont jouissent les entreprises multinationales en matière d’investissement et d’arbitrage et, d’autre part, le système peu contraignant auquel elles sont tenues vis-à-vis des droits de l’homme.

1 Canadian Network on Corporate Accountability, «Human Rights, Indigenous Rights and Canada’s Extraterritorial Obligations», Thematic Hearing for 153 Period of Sessions Inter-American Commission on Human Rights, 28 octobre 2014, à la p. 11.

2 Above Ground, Poursuites transnationales au Canada contre les compagnies extractives. Faits nouveaux dans les litiges civils, 1997‐2015, 2015.

3 Choc c. Hudbay Minerals Inc., 2013 ONSC 1414.

4 Chevron Corp. c. Yaiguaje, 2015 CSC 42.

5 Vigeo, Responsabilité sociale d’entreprise: le coût des sanctions, mai 2015.

6 Dernièrement, voir: K. Martin-Chenut, «Développement durable, juridictions de protection des droits de l’homme et métamorphoses de la responsabilité», dans Développement durable: mutations ou métamorphoses de la responsabilité, K. Martin-Chenut et R. De Quenaudon (dir.), Paris, Pédone, 2016, p. 75.

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